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REVUE MUSICALE


Nous avons à parler aujourd’hui d’un événement qui s’est passé au Théâtre-Lyrique le 4 novembre : on y a donné la première représentation d’un ouvrage en cinq actes, les Troyens, paroles et musique de M. Berlioz. Il y a longtemps que, dans le monde des beaux esprits, on s’entretenait de cette conception épique d’un homme hardi et patient qui aurait consacré à l’édification de son rêve autant d’années qu’il en a fallu aux Grecs pour prendre la ville de Priam. On assurait aussi que le plan primitif de M. Berlioz embrassait les deux grands épisodes, la prise de Troie et la fuite d’Énée, L’auteur a été obligé de modérer son ambition et de se contenter de cinq actes, dont l’action se passe, on le sait bien, à Carthage. Toute une légende se rattache, dit-on, à l’œuvre de M. Berlioz, qui a été refusée par l’administration de l’Opéra, et qui n’aurait peut-être pas trouvé d’asile sans la bonne volonté de M. Carvalho, directeur subventionné du Théâtre-Lyrique. Quelle que soit la valeur de cet ouvrage, on ne peut que louer M. le directeur du Théâtre-Lyrique d’avoir tendu la main à un homme de mérite qui est Français, et qui a bien le droit d’offrir à son pays le fruit de ses talens.

Avant d’examiner de près le sujet traité par M. Berlioz, on peut se demander s’il est prudent de transporter sur un théâtre ces grandes figures de la poésie antique qui, depuis tant de siècles, vivent dans la mémoire des peuples civilisés. N’est-il pas téméraire de détacher d’un poème qui occupe dans l’éducation publique presque la place de la Bible un épisode d’amour raconté par Virgile dont chaque vers est gravé dans notre mémoire comme une parole de l’Évangile ? Avez-vous prévu que le public d’une grande ville comme Paris ne manquerait pas d’établir une comparaison redoutable entre des vers d’atelier et la langue divine du contemporain d’Horace ? Vous êtes-vous bien rendu compte de la grande difficulté de votre entreprise, où il faut absolument que la musique, art nouveau, enveloppe la poésie de Virgile, s’en pénètre et en traduise à sa manière les mystérieuses beautés ? Illustre auteur de symphonies fantastiques, de Benvenuto Cellini, de l’Enfance du Christ et d’une opérette en deux actes, Béatrice et Bénédict, représentée sur le théâtre de Bade avec un succès qui n’a pu se renouveler, voyons comment vous avez traduit en votre langue ce rêve d’amour qui charme l’humanité depuis tant de siècles !

Quelques mesures de symphonie, que l’auteur qualifie de lamento, précèdent le lever du rideau, qui laisse voir de loin Troie en flammes !… À la bonne heure, nous voilà en pleine fiction, car il est assez difficile qu’on ait pu voir de Carthage l’incendie de la grande ville de Priam. Un rapsode raconte alors la grande catastrophe qui a effrayé le monde entier. Après ce