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fortune. Il laissa s’élever, avec une impassibilité où perçait quelque dédain, la fameuse pyramide au sommet de laquelle il prit sa place, sans que personne songeât même à la lui disputer. Aussitôt que Napoléon paraît sur la scène du monde, il la remplit tout entière. Sa supériorité sur ses contemporains ne tarde pas à devenir l’écueil de son génie, car il se trouve conduit par le prestige qui l’entoure à substituer presque naturellement sa volonté personnelle à celle d’un pays qui ne parle que par sa parole et n’agit plus que par son bras.

Deux pensées se partagent cette merveilleuse carrière : l’une domine la période consulaire jusqu’au traité de Lunéville; l’autre, de plus en plus accentuée, devient le programme de l’empire. La première, c’est l’aspiration constante de la France vers cette tradition constitutionnelle dont nous interrogeons l’histoire, vers un gouvernement assez fort pour faire à l’intelligence sa large part, assez modéré pour ne jamais séparer la gloire de la justice. La seconde, c’est le rêve colossal d’un esprit chimérique arrivé, par l’habitude de tout absorber en lui-même, à se croire le centre de tous les droits parce qu’il l’est de toutes les forces, sorte de vision dantesque où miroitent de vagues réminiscences romaines et féodales associées à la perspective d’une unité lointaine promise à l’Europe pour prix de ses longues humiliations sous une autre suzeraineté impériale, système plus éblouissant que sérieux, qui, procédant à la régénération des peuples par l’immolation des nationalités, faisait de l’état de guerre la base même de nos institutions, et tournait le dos à l’avenir en affectant de le saluer!

D’où vient que la nation dont les vœux ne dépassèrent jamais les glorieuses stipulations de Lunéville et d’Amiens, qui avait acclamé la paix, se soit laissé rejeter sans aucun motif et sans aucun intérêt dans une lutte interminable? Comment se mit-elle sans résistance au service de l’idée fatale dont elle aurait respectueusement détourné l’empereur même au lendemain d’Austerlitz et de Wagram, si la France avait trouvé pour parler une heure de ce courage qu’elle eut durant dix ans pour mourir? Ceci est un problème de physiologie autant que de politique. On peut remarquer dans le cours de notre histoire un désaccord sensible entre les passions et les idées nationales, et ce manque d’harmonie explique peut-être mieux que toute autre cause les caprices et les mobilités de l’opinion. A l’esprit inflexible d’un logicien la France unit le tempérament d’un soldat. Lorsque le tempérament domine, elle prodigue son sang à qui l’enivre de poudre et de gloire; lorsque la tête l’emporte sur le cœur, elle revient à ses idées pour les poursuivre avec une obstination indomptable. Peut-être tout l’art de la gouverner consiste-t-il dans