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les mœurs tcherkesses, et ne faisaient aucune mention des événemens de la campagne. Ce fut par une autre source, et principalement par les bulletins officiels envoyés à Saint-Pétersbourg, qu’on apprit à quels dangers quotidiens avait échappé le jeune comte, qui s’exposait toujours au premier rang et semblait se précipiter aveuglément au-devant des balles.

La lettre qui annonçait son retour au foyer domestique est datée du mois de mai 1817. Son père la lut avec un frémissement de joie et sans se douter que ses bras ne s’ouvriraient plus à ce fils exilé depuis deux ans. Tel était cependant l’arrêt du destin, et quand le comte Edmond rentra dans le château de ses pères, la propriété de l’immense domaine, l’autorité du chef de famille reposaient désormais sur sa tête. L’antique race des R... n’avait plus que lui pour représentant. Deux années de fatigues guerrières avaient fortifié son corps, bruni son visage, donné à sa voix je ne sais quel accent impérieux, à sa démarche certaines allures martiales qui augmentaient encore l’ascendant de son intelligence supérieure et de son rang élevé. Il était d’ailleurs de ces soleils-nés auxquels naturellement tout se subordonne, autour desquels tout gravite. Il ne faut donc pas s’étonner que, moins d’un an après le retour d’Edmond, la comtesse douairière étant allée rejoindre son époux, Juliette se soit trouvée sans défense contre les graves supplications du jeune comte, qui lui demandait humblement de confondre à jamais leurs tristes souvenirs, d’associer à jamais leurs destinées douloureuses, qui semblaient marquées au même sceau. Peut-être eût-elle mieux résisté, s’il n’eût mis une extrême délicatesse à solliciter pour lui ce qui était pour elle un immense avantage social. Au lieu de lui représenter qu’elle était orpheline et sans fortune, il réclamait, lui, comme orphelin, les consolations et l’appui moral de la jeune fille. Au lieu de s’offrir à elle comme un dédommagement, il lui demandait des secours, une force, sans lesquels il ne pouvait manquer de fléchir, de se décourager et de succomber à la longue.

Ces mélancoliques appels à la pitié de Juliette empruntaient à certaines circonstances particulières une irrésistible influence. Elle avait vu plus d’une fois Edmond en proie de singuliers accès d’humeur noire, attribués par lui aux suites d’une fièvre violente qui avait failli l’emporter pendant ses campagnes du Caucase et que les chirurgiens russes avaient combattue par des remèdes excessivement énergiques. De temps en temps, à des intervalles qui semblaient s’éloigner, le jeune comte blêmissait tout à coup, ses yeux s’arrêtaient avec une fixité vitreuse sur un point déterminé de l’espace; ses traits, d’ordinaire impassibles, se contractaient sous l’action d’un affreux spasme. Les lèvres serrées et inspirant avec peine, il avait tous les dehors d’un homme frappé d’horreur, et tout cela sans