Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/559

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Non, me répétais-je, la nuit n’est pas l’amie de l’homme. — Et à mesure que je voyais croître au dehors la lumière du jour, je me sentais plus rapproché de cette clémence infinie qui fait luire le même soleil sur les bons et sur les méchans.

— Attelez sur-le-champ, m’écriai-je en dépit des supplications de ma douce Gretchen. Je ne serais pas digne du titre de médecin si, avant de songer à mon repos, je n’allais rendre à ce malheureux la paix à laquelle il aspire...

Le comte me reçut debout. Nous nous regardâmes. Mes bras s’ouvrirent, il se laissa tomber sur ma poitrine. — Enfin! s’écria-t-il avec un soupir de délivrance. — Sur cette âme aride et pour la première fois depuis tant d’années venaient s’abattre les douces rosées de la pitié humaine.

Glissons sur les tristes journées qui suivirent. Cette vieillesse précoce déclinait rapidement. Un jour vint, — le dernier de l’année 1842, le jour de la Saint-Sylvestre, — où je m’assis au chevet du comte Edmond R... pour assister à son agonie. Depuis la confession que j’avais reçue, cette âme naturellement haute avait repris son vol peu à peu vers les régions épurées. Elle se rendait à elle-même le témoignage que, si le crime avait été grand, l’expiation avait été cruelle.

J’avais la main sur le poignet gauche du mourant, et je notais l’affaiblissement graduel de son pouls. Les battemens s’arrêtèrent, et je crus que le comte avait passé; mais il se souleva au contraire et put se tenir assis sur son lit. Le regard de ses yeux largement ouverts s’élevait dans la direction du ciel. Sa main droite, elle aussi, semblait chercher en l’air un objet invisible dont elle voulait se saisir. Tout son corps était agité à intervalles inégaux par des convulsions spasmodiques. Soudain, avec un accent passionné : — Frère! frère! s’écria-t-il, au nom du Dieu de clémence, sauve mon âme immortelle!... Ta main, frère! ta main!... Ne la retire pas, ou je suis damné!...

Je me sentis frémir de la tête aux pieds. C’était là, presque mot pour mot, l’adjuration suprême du malheureux Félix au moment où la vie se dérobait à lui, et je crus que l’heure du châtiment final était arrivée.

Je me trompais, car un sourire céleste vint éclairer les traits du mourant. De cette main qu’il avait tendue, il attira vers ses lèvres un je ne sais quoi sans nom qu’il couvrit de fervens baisers... Puis, retombant à la renverse, le comte Edmond exhala son dernier soupir.

Espérons qu’il est entré dans la paix de Dieu.


E.-D. FORGUES.