Le défaut que nous avons cru découvrir dans la théorie de M. Darwin, c’est l’importance exagérée qu’il paraît accorder à l’accident dans la nature, c’est-à-dire au phénomène, au particulier, au fortuit. C’est là, remarquons-le, un des signes de notre temps. Partout aujourd’hui, dans la philosophie, dans l’histoire, dans la critique littéraire, vous voyez l’accidentel élevé au rang de principe. Cette rencontre que nous croyons remarquer entre les principes de M. Darwin et l’esprit du temps nous inspire des doutes sur la valeur scientifique et définitive de sa théorie. À première vue, une si grande part faite à l’accident dans la nature nous paraît quelque chose de peu vraisemblable. Dans la vie de chacun de nous, l’accident ne joue après tout qu’un rôle très secondaire. Est-il à croire que la nature soit moins raisonnable que la vie humaine, que son développement et son progrès ne tiennent qu’à une suite de circonstances heureuses ?
Deux conceptions profondément différentes du monde et de la nature sont aujourd’hui en présence. Dans l’une, le monde n’est qu’une série descendante de causes et d’effets : quelque chose existe d’abord de toute éternité avec certaines propriétés primitives. De ces propriétés résultent certains phénomènes ; de ces phénomènes combinés résultent des phénomènes nouveaux qui donnent naissance à leur tour à d’autres phénomènes, et ainsi à l’infini. Ce sont des cascades et des ricochets non prévus qui amènent, grâce au concours d’un temps sans limites, le monde que nous voyons. Dans l’autre, le monde est comme un être organisé et vivant qui se développe conformément à une idée, et qui, de degré en degré, s’élève à l’accomplissement d’un idéal éternellement inaccessible dans sa perfection absolue. Chacun des degrés est amené non-seulement par celui qui le précède, mais encore par celui qui le suit ; il est en quelque sorte déterminé à l’avance par l’effet même qu’il doit atteindre. C’est ainsi que nous voyons la nature s’élever de la matière brute à la vie, et de la vie au sentiment et à la pensée. Dans cette hypothèse, la nature n’est plus une sorte de jeu où, toutes choses tombant au hasard, il se produit un effet quelconque : elle a un plan, une raison, une pensée. Elle n’est pas une sorte de proverbe improvisé, où, chacun parlant de son côté, il en résulterait une apparente conversation ; elle est un poème, un drame savamment conduit, et où tous les fils de l’action, si compliqués qu’ils soient, se lient cependant vers un but déterminé. C’est une série ascendante de moyens et de fins.
dont il fait partie ! C’est cette puissance qui harmonise chaque membre à l’ensemble en l’appropriant à la fonction qu’il doit remplir dans l’organisme général de la nature, fonction qui est pour lui sa raison d’être. »