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sculpture antique, complétaient cet ensemble d’institutions libérales qui faisaient de la cour de Manheim un séjour plein d’éclat.

L’appartement qu’occupait le chevalier Sarti sur la place du théâtre était modeste comme sa fortune ; il se composait d’un salon qui ne méritait cette qualification que parce que c’était la pièce principale, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de toilette. Le salon, comme tout l’appartement, était meublé dans le goût du XVIIIe siècle, dont la maîtresse de la maison, vieille dame de la cour de Charles-Théodore, avait conservé les traditions. Trois ou quatre fauteuils en velours d’Utrecht, un canapé, un secrétaire, un vieux piano de Silbermann, une belle glace de Venise, quelques gravures, de la musique et beaucoup de livres, tels étaient les objets qui frappaient la vue en entrant dans ce modeste réduit de philosophe, ainsi que le chevalier aimait à l’appeler. Entre les deux fenêtres qui ouvraient sur la place étaient le piano, et dans la paroi opposée la bibliothèque, dont l’arrangement et le contenu révélaient l’esprit du chevalier. Au milieu de longs rayons noirs et vermoulus, garnis de toute sorte de livres, le chevalier avait pratiqué un châssis en bois de palissandre, qui était couvert d’un rideau de soie verte. On aurait dit une petite chapelle votive contenant quelque précieuse relique. Le rideau tiré, on voyait une série de petits volumes rangés avec symétrie et reliés avec un luxe qui tranchait sur la simplicité du reste de l’ameublement. Cette bibliothèque de choix, cette medulla mentis, était composée de poètes, de philosophes et de romanciers que le chevalier considérait comme la fleur et l’essence de l’esprit humain. On y voyait Homère, Platon, Virgile, saint Augustin à côté de Dante, de Pétrarque, de Rousseau, de Goethe et de Chateaubriand, mélange singulier d’esprits divers, au-dessus duquel le chevalier avait écrit en lettres d’or ces mots connus d’Ovide :

Et quod nunc ratio est impetus ante fuit,


qui exprimaient avec concision l’idée fondamentale de sa doctrine, qui faisait tout découler d’un acte spontané de la nature humaine, fécondé par le temps et la méditation. C’était une doctrine presque platonicienne dans laquelle le rêve de la jeunesse, l’intuition du sentiment, suscitent la poésie, qui est la grande source des progrès ultérieurs de la raison, en sorte que pour le chevalier les merveilles que la science et l’industrie accomplissent de nos jours étaient la réalisation des rêves de la poésie primitive, c’est-à-dire autant de miracles de l’amour.

Mme de Narbal, sa fille Fanny et ses deux nièces Aglaé et Frédérique arrivèrent à l’heure indiquée, et furent suivies de MM. Thibaut,