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la personne commençait à lui déplaire. Il ne voyait pas avec plaisir que cet étranger se fût emparé aussi fortement de l’esprit de Mme de Narbal, qu’il fût devenu l’hôte choyé d’une famille sur laquelle il avait des vues particulières. M. de Loewenfeld éprouvait donc une sorte de joie maligne à la pensée du ridicule que pouvait faire jaillir sur le chevalier Sarti la plaisanterie de M. Thibaut.

— Si je ne vous connaissais pas pour un très bon esprit, répliqua le chevalier sans la moindre hésitation, je ne répondrais pas sérieusement à la question que vous venez de m’adresser. Vous savez très bien, docteur, qu’en parlant de la femme et de l’influence qu’exercent ses nobles instincts, j’entends parler du monde moral et de la société civile, dont la femme est pour ainsi dire le ciment. J’irai plus loin cependant, et sans marquer à ma proposition des limites où elle est d’une vérité incontestable, je vous dirai avec Tacite qu’il y a dans la femme quelque chose de divin, et que ce principe divin qui la pénètre et qu’elle communique à tout ce qui la touche, c’est le sentiment de l’amour dans son acception la plus étendue. Vous vous moqueriez de moi, docteur, et j’exciterais probablement la pitié de M. de Loewenfeld, continua le chevalier, qui avait deviné les mauvaises dispositions du grave conseiller, si j’allais chercher dans les rêveries de Platon des argumens en faveur de la thèse que je soutiens. Ce serait pourtant une autorité qui en vaudrait bien une autre, puisque les idées de Platon se trouvent confirmées par l’Évangile, et que le christianisme n’est pas autre chose que la preuve historique de la toute-puissance du sentiment de l’amour. Pourriez-vous me citer un grand homme dans la science, dans la politique, et même dans la guerre, qui fût dépourvu d’imagination et de sentiment, et dont la destinée n’ait pas été ourdie par une muse, c’est-à-dire par une femme qui échappe souvent aux yeux de l’histoire, mais non pas à l’observation du moraliste ? Sans l’imagination, sans la sensibilité, sans l’amour, l’intelligence demeurerait enfermée en elle-même, immobile et solitaire, — pensée admirable que Dante a si bien traduite quand il dit par la bouche de Béatrix :

Questo decreto, frate, sta sepulto
Agli occhi di ciascuno il cui ingegno
Nella fiamma d’amor non è adulto.

— Vous êtes fort éloquent, chevalier, et tout plein de votre sujet, à ce que je vois ; mais j’attends toujours que vous me démontriez comment cette disposition passagère de l’âme, cette fièvre, ce délire, cette folie sacrée, ainsi que l’appelaient les anciens, qui très heureusement ne dure chez l’homme raisonnable que ce que durent