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pas en rentrant dans l’ornière d’une imitation servile qu’on pourra la conduire à bonne fin; l’œuvre attend qu’on l’aborde avec la foi qui renverse les obstacles. Il y a près de vingt-cinq ans que j’osai signaler au sein d’une confiance à peu près générale les périls qui menaçaient dès lors le gouvernement représentatif malgré rattachement incontestable que lui portait la nation, et qu’en indiquant quelques moyens qui me paraissaient propres à fortifier nos institutions politiques, je terminais ces études par des paroles que je demande la permission de répéter. « On se plaint que le pays résiste au pouvoir, et que notre sol soit mortel pour tous les germes de durée; mais a-t-on bien compris la manière de les implanter? A-t-on pris son génie intime pour point d’appui de tant de combinaisons avortées? Pour dompter une société qui n’a pas encore trouvé ses lois définitives, il faut deux choses : comprendre et oser. Bucéphale avait renversé tous les écuyers de Philippe lorsque Alexandre osa braver sa fougue. Celui-ci avait remarqué que l’immortel coursier avait peur de son ombre en la voyant s’allonger devant lui : il lui mit la tête au soleil et s’élança d’un bond sur sa croupe redoutable; puis, se précipitant dans le stade, son bras sut si bien régler les mouvemens de l’animal sans les contraindre, en employant tour à tour le mors et l’aiguillon, que le cheval s’inclina bientôt sous cette main héroïque. Grâce au ciel, ce n’est pas d’un demi-dieu que la France aura désormais besoin : ce qu’elle demande à son gouvernement, c’est quelque prévoyance et quelque initiative combinées avec du patriotisme et de la probité. À ce prix, elle pourra suffire à toutes ses destinées[1]. »

Depuis que ces lignes ont été écrites, Bucéphale a désarçonné plus d’un cavalier : il n’est pas pour cela devenu indomptable. On a pu voir que ce fougueux coursier avait ses heures d’obéissance facile; mais malheur à qui prendrait sa lassitude momentanée pour une transformation de tempérament, et affronterait des ardeurs qu’il n’est interdit ni de régler ni de prévenir !


L. DE CARNE.

  1. Lettres à un membre du parlement d’Angleterre sur les conditions du gouvernement représentatif en France, — Revue du 1er novembre 1839.