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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/69

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Dion, qui a tant maltraité Cicéron, Velleius, le flatteur de Tibère, ont tous respecté Brutus. Il semble que les rancunes politiques, le désir de flatter, les violences des partis, se soient sentis désarmés devant cette austère figure.

En le respectant, on l’aimait. Ce sont des sentimens qui ne marchent pas toujours ensemble. Aristote défend qu’on emploie dans le drame des héros parfaits de tout point, de peur qu’ils n’intéressent pas le public. Il en est un peu dans la vie comme au théâtre : une sorte d’effroi instinctif nous éloigne des personnages irréprochables, et, comme c’est d’ordinaire par nos faiblesses communes que nous nous rapprochons, on ne se sent guère attiré vers ce qui n’a pas de faiblesses, et l’on se contente de respecter la perfection à distance. Cependant il n’en était pas ainsi pour Brutus, et Cicéron a pu dire de lui avec vérité dans un des ouvrages qu’il lui adresse : « Qui fut jamais plus respecté que vous et plus chéri?» C’est qu’en effet cet homme sans faiblesses était faible pour ceux qu’il aimait. Sa mère et ses sœurs avaient sur lui beaucoup d’influence et lui ont fait commettre plus d’une faute. Il avait beaucoup d’amis, dont Cicéron lui reprochait de trop écouter les conseils : c’étaient d’honnêtes gens qui n’entendaient rien aux affaires; mais Brutus leur était si tendrement attaché qu’il ne savait pas se défendre d’eux. Sa dernière douleur à Philippes fut d’apprendre la mort de Flavius, son préfet des ouvriers, et celle de Labéon, son lieutenant; il s’oublia lui-même pour pleurer sur eux. Sa dernière parole avant de mourir fut de se féliciter de ce qu’aucun de ses amis ne l’avait trahi : cette fidélité, qui était si rare alors, a consolé ses derniers momens. Ses légions aussi, quoiqu’elles fussent composées en partie d’anciens soldats de César, et qu’il les tînt sévèrement, punissant les pillards et les maraudeurs, ses légions l’aimaient, et lui restèrent fidèles. Enfin le peuple de Rome lui-même, qui en général était ennemi de la cause qu’il défendait, lui a témoigné plus d’une fois sa sympathie. Quand Octave fit proclamer ennemis publics les assassins de César, en entendant prononcer le nom de Brutus à la tribune, tout le monde baissa tristement la tête, et du milieu de ce sénat épouvanté, qui pressentait les proscriptions, une voix, libre osa déclarer que jamais elle ne condamnerait Brutus.

Cicéron subit le charme comme les autres, mais ce ne fut pas sans résister. Son amitié avec Brutus a été pleine de troubles et d’orages, et, malgré la communauté de leurs opinions, il s’est élevé plus d’une fois entre eux des discussions violentes. Leurs dissentimens s’expliquent par la diversité de leurs caractères. Jamais deux amis ne se ressemblèrent moins. Il n’y avait pas d’homme qui semblât plus fait pour la société que Cicéron ; il y apportait toutes les