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un chant d’une beauté si parfaite et d’une expression si pénétrante qu’il contient en lui-même les diverses nuances et les développemens dramatiques de la passion qui lui a donné la vie. C’est ainsi que l’art, imitant l’économie de la nature, parvient avarier indéfiniment la manifestation des sentimens éternels du cœur humain.

On conçoit que de pareils entretiens avec une jeune fille bien douée fussent de nature à compliquer les rapports du chevalier avec Frédérique. Il avait beau élever le ton de son langage et s’abandonner plus qu’il n’aurait dû aux tendances un peu métaphysiques de son esprit, il touchait à des questions trop délicates pour que ces causeries aimables, qui revenaient presque chaque jour, ne finissent pas par l’enivrer lui-même et par lui faire illusion sur le genre d’intérêt qu’il y prenait. Homme d’imagination et de sentiment, il ne se défiait pas assez des dangers que pouvait courir sa raison en cette délicieuse familiarité avec une femme rare, qui, au printemps de la vie et le cœur plein de murmures et d’aspirations divines, l’écoutait dans un recueillement respectueux. Frédérique parlait peu, mais son regard fixe et doux et le sourire enchanteur qui parfois venait effleurer ses lèvres voluptueuses disaient au chevalier qu’il était compris, et le récompensaient de ses efforts ; mais ce qui prouvait encore mieux l’influence bienfaisante du chevalier sur Frédérique, c’était la manière dont elle imitait jusqu’à ses moindres inflexions dans les morceaux de chant qu’il lui faisait étudier. La romance de la Nina fut pour Frédérique un vrai triomphe, lorsqu’elle la chanta pour la première fois aux réunions qui avaient lieu tous les quinze jours chez Mme de Narbal. Tout le monde fut étonné des changemens qui s’étaient opérés dans sa voix, dans son maintien, dans sa manière de phraser et d’accentuer la parole, qui révélaient plus que des progrès dans l’art de chanter. Accompagnée par le chevalier, qui était plus ému encore que sa charmante élève, qu’il n’osait regarder en face, Frédérique développa dans cet admirable morceau un sentiment si vif, une expression si juste et si touchante pour une jeune fille de son âgé, que Mme de Narbal ne put s’empêcher de s’écrier en l’embrassant avec effusion : — Mais tu as donc dérobé le feu du ciel, ma chère enfant ?

— Non pas, répondit M. Thibaut, charmé aussi de ce qu’il venait d’entendre, ce sont les accens et la méthode de M. le chevalier que Frédérique a eu le bon esprit de s’approprier.

— C’est ce que je voulais dire, répliqua la comtesse en tendant la main au chevalier.

Lorenzo était ravi des succès de Frédérique. Il se sentait revivre auprès de cette enfant d’une grâce un peu mystérieuse qui l’écoutait