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s’en inquiétait pas autrement. Aux yeux de combien de personnes d’ailleurs ces deux îlots ne sont-ils qu’un insignifiant royaume de Barataria, où l’on continue à fabriquer par habitude un sucre que la métropole achète presque par charité ? Pour moi, après trois années de vie coloniale, je vois en eux deux départemens appelés à compter parmi les plus riches territoires de France. Il ne s’agit pour cela que de retrouver dans des conditions normales de liberté industrielle le développement qu’ils ont dû jadis aux factices avantages d’un régime aboli.

Si blasé que soit le voyageur sur les magnificences de la nature tropicale, il lui est difficile de ne pas être frappé de la grandeur du spectacle qui s’offre à ses yeux en arrivant sur la rade de Saint-Pierre-Martinique. Les terres de la baie de Naples n’ont pas de lignes plus harmonieusement distribuées ; les montagnes qui dominent Rio-Janeiro ne sont ni étagées avec plus de hardiesse, ni diaprées d’une plus luxuriante végétation. L’azur de la mer y a l’inaltérable et calme transparence des grands fonds. La courbe du rivage s’infléchit doucement entre la pointe du Carbet et celle du Prêcheur, et derrière s’étend la ville, que signale au loin l’assemblage des rouges toitures de ses maisons. Adossé sur la droite à la gigantesque muraille de verdure que forme une ceinture non interrompue de mornes taillés à pic, l’étroit faisceau des rues ainsi emprisonnées suit d’abord le contour de la plage pour s’épanouir à l’extrême gauche en escaladant les hauteurs dites du Vieux-Fort. Au-dessus de ce premier plan s’ouvre la perspective de vastes plantations sur lesquelles la canne étend son manteau, dont le vert pâle et doux ne ressemble à aucun autre. Plus haut encore, dominant l’immensité de ce paysage, auquel l’horizon sans bornes de la mer peut seul servir de cadre, la Montagne-Pelée lève orgueilleusement vers le ciel sa cime triangulaire couronnée de nuages. Il est peu d’aussi beaux panoramas au monde, tant par l’aspect grandiose de cette nature que par l’impression de richesse dont elle pénètre le spectateur. À peine est-on à terre, à peine a-t-on mis le pied sur la place Bertin, où vient aboutir tout le mouvement de l’île, qu’un changement de décor imprévu rend le nouveau débarqué le jouet d’une singulière hallucination. Tout le monde connaît au Louvre la curieuse collection des ports de France peinte, au milieu du siècle dernier, par Joseph Vernet : il semble, à la vue de la place Bertin, que l’on soit transporté dans un de ces ports, et que ce même tableau ait déjà dû s’offrir à l’Européen abordant sur cette plage il y a cent ans. Au lieu des vastes clippers de 2 et 3,000 tonneaux qui signalent aujourd’hui les centres du commerce maritime, on voit alignés à une portée de pistolet du rivage vingt-cinq ou trente navires aux