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providentielle ou divine. Si George Eliot l’envisageait ainsi, Baldassare Calvo, cette création de son esprit, pourrait revêtir une sorte de grandeur qui lui manque absolument, et faute de laquelle on ne voit plus personnifiées en lui que l’impuissance d’une rancune sénile, la laideur sans compensation d’une âpre soif de vengeance, mal servie par un esprit troublé, par des organes à moitié détruits. En face d’un pareil adversaire, Tito Melema, qui après avoir vainement essayé de le fléchir se voit réduit par son aveugle obstination à une défensive désespérée, Tito Melema devient à peu près excusable sans être pour cela beaucoup plus intéressant.

Répétons-le donc, le mérite du livre dont nous nous occupons n’est pas dans la combinaison d’une lutte sans merci entre Baldassare et Tito ; les esprits d’un certain ordre lui préféreront, et de beaucoup, l’analyse subtile et bien étudiée de cet autre antagonisme qui peu à peu s’établit entre Romola et son mari. Nous n’affirmerions pas très certainement que les idées, le langage même des deux époux portent le cachet du pays et du temps où George Eliot suppose qu’ils ont vécu. Romola ressemble plutôt à une lady de nos jours qu’à une zentildonna du temps de Boccace. Les procédés de Tito sont à peu près ceux d’un gentleman à qui sa femme reprocherait, sans qu’il pût s’en justifier, certaines indélicatesses non qualifiées par le code. N’importe, le désenchantement, la désillusion de la première et chez le second le développement graduel de cette hostilité latente que tout homme voué au mensonge doit ressentir pour qui le démasque, ces traits de nature qui appartiennent à tous les temps et à tous les pays sont rendus avec un incontestable talent. Quelques extraits du chapitre intitulé une Révélation deviennent ici nécessaires pour justifier à la fois nos critiques et nos éloges.

Le vieux Bardo Bardi est mort peu de mois après le mariage de sa fille, lui léguant sa précieuse collection de manuscrits et d’antiques grevée d’une dette qu’il a contractée envers Bernardo del Nero, son ami et le parrain de sa fille. Le vœu suprême du mourant, connu de Tito comme de Romola, est que cette collection reste acquise à la république de Florence, et continue à porter le nom de celui qui l’a formée, le tout, bien entendu, moyennant l’extinction préalable de l’emprunt dont elle est le gage. Le passage du roi de France et des envoyés du duc de Milan vient malheureusement fournir à Tito Melema l’occasion de vendre avantageusement le trésor de curiosités réuni par son beau-père, et cela dans un moment où la crainte que Baldassare lui inspire l’a presque déterminé à quitter Florence. Il y a dans une telle coïncidence de quoi vaincre tous ses scrupules, et la vente a été consentie par lui à l’insu de Romola. Le