Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/962

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des vengeances que la jalousie ne légitimerait plus. D’autres soins d’ailleurs, beaucoup plus essentiels, préoccupent cette âme sublime. Un complot en faveur des Médicis vient d’être dénoncé à la signoria. Les cinq principaux meneurs sont jetés dans les fers, et parmi eux l’ancien gonfalonier Bernardo del Nero ; l’artisan de leur perte est un de leurs complices, et ce complice n’est autre que Tito Melema, maître expert en ces volte-faces perfides. Romola l’ignore, mais sa pénétration et la connaissance qu’elle a maintenant du caractère de son mari le désignent à ses soupçons ; elle n’en déploie que plus d’ardeur à solliciter l’intervention de Savonarole en faveur des malheureux que menace le ressentiment populaire. Cette entrevue de Romola et de Savonarole est une des plus belles scènes du roman. On y voit aux prises la généreuse pitié d’une femme revendiquant les droits sacrés de la justice, de la clémence, avec l’inflexibilité monacale d’un homme fanatisé par ses propres conceptions, et qui compte pour peu de chose l’existence de quelques ennemis politiques sourds à sa parole, qu’il croit inspirée, adversaires irréconciliables de ses desseins, dont la grandeur l’éblouit et le fascine. Les refus impitoyables qu’il oppose aux supplications de Romola le font descendre du piédestal où elle l’avait placé dans son cœur ; ils lui montrent l’homme sous le demi-dieu presque infaillible, et lui ôtent la dernière illusion qui la rattachât à la vie. Après avoir assisté avec désespoir au supplice des cinq conspirateurs, elle se sent invinciblement repoussée loin du traître qu’elle soupçonne de les-avoir livrés au bourreau, loin de l’ingrate cité qui les a laissés périr. Elle quitte de nouveau Florence, et, sans pouvoir positivement se résoudre au suicide, elle affronte une mort presque certaine en se livrant seule, sur une misérable barque de pêcheur, aux flots inconstans de la Méditerranée.

Tandis que Tito et Savonarole cherchent en vain les traces de la fugitive, le drame politique à Florence se précipite vers son dénoûment. À peine suspendues un moment par l’exécution de l’ancien gonfalonier et de ses amis, les trames médicéennes ont recommencé plus actives que jamais. L’autorité purement morale de Savonarole est minée de toutes parts. Le grand réformateur tombe dans un piège qu’il s’est tendu à lui-même en invoquant pour preuve de sa mission le pouvoir surhumain dont il se disait, dont il se croyait peut-être investi. Il s’est donné comme prophète et comme thaumaturge ; la crédulité populaire, incessamment surexcitée par ses ennemis, le somme de prédire l’avenir et de faire des miracles[1].

  1. Sur ce point délicat de savoir si le prieur de Saint-Marc croyait ou non à ses dons surnaturels, on pourra consulter avec fruit, dans la Revue du 15 mai 1803, l’étude intitulée : Un Réformateur italien au temps de la renaissance.