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l’amour dont l’influence immense et mystérieuse éclaire notre cœur et y porte à la fois le bonheur et la confusion. »

« Oui, Frédérique, l’amour vrai, celui qui vient de l’âme et qui s’adresse à l’âme, ce sentiment profond, sublime et universel dont les poètes, les philosophes, les moralistes, ont reconnu et proclamé la puissance, l’amour enfin qui n’a pas d’âge et qui est toujours vivant, c’est le maître de la vie et de la mort. Cette grande et divine passion, qu’il ne faut pas confondre avec les caprices de la sensibilité physique, communique à l’être qui l’éprouve une force d’expansion et un rayonnement intérieur qui l’élèvent au-dessus de lui-même et le disposent aux plus nobles efforts. Aimer, c’est croire, c’est aspirer au bien, au beau, au bonheur, c’est remplir son âme de pressentimens et de rêves divins. Tout paraît charmant à un cœur épris, tout se transforme, tout s’anime aux yeux de celui qui aime, et la nature elle-même lui apparaît sous des aspects nouveaux.

« Moitié ange et moitié démon, double comme notre nature, éternel dans son principe, variable, mobile dans ses manifestations à travers le temps et les mœurs, l’amour grandit, il se développé avec la vie ; il se purifie, se spiritualise, se dégage peu à peu du limon où il a pris naissance, et, comme un papillon céleste, il s’élance dans les cieux. Ainsi procède l’âme humaine, ainsi elle se transforme, s’épure, agrandit sans cesse l’horizon de ses espérances ; elle monte, elle s’élève de plus en plus dans les régions sereines de l’idéal.

« Adieu !… Pensez à moi, pensez à l’homme qui vous a tant aimée et qui sera si malheureux loin de vous ! Si vous suivez les nobles aspirations dont votre âme est déjà pénétrée, vous serez la femme supérieure dont j’ai deviné et cultivé les instincts, et vous pleurerez sur moi. Alors vous bénirez ma mémoire, et, quel que soit le sort qui vous attende, mon nom ne s’effacera jamais de votre cœur. Telle sera inévitablement votre destinée : vous serez une femme digne de l’estime et de l’admiration du monde, ou bien vous resterez la riche héritière des Rosendorff… Et alors weh mir ! weh mir ! »

Le départ de Frédérique fut pour le chevalier Sarti un coup mortel et décisif : toutes ses espérances tombèrent de son cœur endolori comme des feuilles mortes. Il se crut abandonné pour jamais par l’ange qu’on venait de soustraire à son adoration : il ne doutait pas que la famille de Rosendorff ne hâtât le mariage de Frédérique. — Que faire ? se disait-il dans sa douleur ; où irai-je finir les quelques jours désolés qui me restent encore à vivre ? car je ne puis pas demeurer plus longtemps dans un pays où tout me rappellerait mon malheur.