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montreront qu’il est impossible d’en expliquer clairement les vicissitudes, si l’on néglige les causes essentielles, évanouies désormais, de la perfection de cet art chez les Grecs. Si, comme Émeric David, on pose en principe que « la religion des Grecs n’excita pas les artistes à donner aux dieux une beauté surnaturelle, » si l’on est convaincu que les mêmes causes firent fleurir les arts en Grèce dans l’antiquité, et à Florence sous les Médicis, on aura ramené les ressemblances à leur source apparente ou réelle ; mais tout aussitôt apparaîtront les différences. Vasari nous apprend que Laurent le Magnifique remarquait que de son temps il y avait à Florence moins d’habiles statuaires que de peintres. « Cela devait être, répondra-t-on, puisque ces artistes avaient moins d’emploi. Les Florentins, étant craintifs, soupçonneux, n’élevant pas de statues aux grands hommes, se montrèrent avares de récompenses et d’honneurs, et refusèrent aux statuaires cette abondance de travaux qui excitait l’émulation parmi les Grecs. » Qu’on admette ce raisonnement comme exact, il reste encore à demander si la même jalousie ombrageuse et la même parcimonie à l’égard des artistes auraient pu produire en Grèce la même rareté de sculpteurs. Or qui ne voit tout de suite que la religion grecque, avec son dogme plastique de la beauté corporelle des dieux, avec son amour des idoles, aurait, toutes choses égales d’ailleurs, suscité des légions de sculpteurs, enfanté des myriades de statues, et anéanti tous les sentimens hostiles qui, par impossible, auraient tenté de s’opposer à son irrésistible ascendant ? Il faut bien accorder encore que Michel-Ange, le plus savant des statuaires modernes et le plus habile des dessinateurs, n’a pas égalé les sculpteurs grecs. Nous ne combattrons point cette opinion, qui est la nôtre. Il est certain que ce vigoureux génie, qui créait des géans à l’aspect imposant, à la tournure saisissante et fière, n’a pas réussi à leur donner cette heureuse justesse de formes, cette fleur de vie naturelle et facile que le ciseau des Grecs semble avoir trouvées sans les chercher. D’autres regrettent avec raison que certaines de ses statues, bien qu’elles attestent un art puissant, par exemple le Jour et la Nuit, soient dépourvues de cet intérêt que provoquent une signification et une expression déterminées ; mais ces défauts, il n’y a pas moyen de les imputer à l’avarice du public ou à l’indifférence de l’état. Selon plusieurs critiques, c’est l’abus de l’anatomie qui a égaré les sculpteurs florentins ; on ne sent pas dans leurs statues cette vérité qui saisit, et l’art, dominé par la science, n’a pas recouvert d’un voile assez discret les muscles trop comptés de ces corps de marbre. Soit ; mais cette explication a elle-même besoin d*être expliquée, et elle l’est, selon nous, par ceci : que l’anatomie, outre qu’elle développe un penchant immodéré à trop indiquer