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artifices du style et tous les moyens d’un art superficiel ne sauraient suppléer au défaut de verdeur intellectuelle ; c’est que l’absence ou l’inertie de cet animus imperator dont par le Salluste débilite l’art et le style, en dépit de leur audace factice.

M. Théophile Gautier nous présente aujourd’hui le capitaine Fracasse, sorti d’un castel de Gascogne. Ce n’est pas la première fois que ce personnage fait son roman. Depuis le miles gloriosus de Plaute jusqu’au matamore des bouffonneries espagnoles, sous combien de masques ne s’est-il pas démené par le monde ! Le capitaine Fracasse, n’est-ce pas le symbole du bruit stérile, de la turbulence qui n’aboutit pas, de la vaillantise en propos qui ne supporte pas le choc de la bataille ? Le capitaine Fracasse, ne l’avons-nous pas vu s’agiter dans les Jeunes-France, dans Fortunio, dans Mademoiselle de Maupin, dans les Grotesques, ce livre de critique amusante ? Le voilà revenu dans un autre cadre, traînant derrière lui maints vestiges de ces fantaisies d’antan, avec des lambeaux du Roman comique. En termes ordinaires, M. Gautier publie un pastiche de Scarron sous les couleurs du romantisme, bien que, selon nous, le romantisme intervienne là hors de propos. Aux gens d’initiative qui, il y a une trentaine d’années, se frayaient bravement une route inconnue vers l’avenir, on pourrait appliquer ces vers où M. Gautier célèbre les vétérans de l’empire :


Ne nous moquons pas de ces hommes
Qu’en riant le gamin poursuit ;
Ils furent le jour dont nous sommes
Le soir et peut-être la nuit.


La lignée même d’Ossian, de Werther, de Manfred, si peu saine qu’elle fût, n’était pas indifférente ; c’était le malaise de la société qui la jetait dans l’élégie outrée, c’était une émotion, et si plus d’un cri fut alors jeté dans le vide, n’était-ce pas encore après tout l’écho des ébranlemens prodigieux de l’histoire contemporaine ? Quel rapport y a-t-il entre les aspirations d’une époque fiévreuse et la neutralité morale d’un écrivain fier de se réduire au cliquetis des mots ? Si M. Gautier, devenu le roi débonnaire d’une petite école, s’accommode des louanges de ces dangereux disciples, qu’il ne se réclame pas du romantisme. Il ne peut se couvrir de ce nom pour repousser la critique : le cœur du romantisme lui est demeuré fermé. Et comment y aurait-il pénétré ? Le goût du burlesque est, après l’amour de la couleur et de la forme, l’unique sentiment qui domine chez lui ; mais ce qui l’emporte, c’est l’effet plastique. Architecture, sculpture, peinture, gravure, tous les arts doivent se retrouver dans ses œuvres construites, fouillées, adornées pour le mieux. Jodelle, un des prédécesseurs de M. Gautier au XVIe siècle, avait dit :


Je dessine, je taille et charpente et maçonne,
Je brode, je pourtray, je coupe, je façonne,
Je ciselle, je grave, émaillant et dorant.


Jodelle est pour M. Gautier un meilleur conseiller que Lessing, qui, malgré le mot fameux ut pictura poesis, avait dans son Laocoon indiqué nettement,