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Royale, des précieux et des précieuses de l’hôtel de Rambouillet, de la troupe de l’hôtel de Bourgogne et des parades de Gaultier Garguille, ou sommes-nous contemporains de Charlet, de Gavarni et de la société crayonnée par eux avec tant d’humour ? Voilà nos Callot et nos Abraham Bosse pour les croquis de mœurs au XIXe siècle !… Ces grosses vérités ne réclament pas un plus long commentaire ; M. Gautier ne peut pas les ignorer : il s’en rit, et cette phrase des Grotesques serait encore de mise dans sa bouche : « Le ragoût de l’œuvre bizarre vient à propos raviver votre palais affadi par un régime littéraire trop sain et trop régulier ; les plus gens de goût ont besoin quelquefois, pour se remettre en appétit, du piment des concetti et des gongorismes. »

M. Gautier ne personnifie pas d’ailleurs la fantaisie dans son roman autant qu’il voudrait le faire croire. Si l’on se flatte de partir pour un voyage humoristique, on se trompe ; tout est calculé : l’auteur avait arrêté d’avance que ces granges, ces châteaux, ces tavernes, défileraient sous nos yeux. Aussi ne faudrait-il point le rapprocher étourdiment d’un Alfred de Musset et d’un Henri Heine, esprits d’une tout autre famille, ni même d’un Töpffer, et il ne pourrait nommer parmi ses parrains ni l’auteur du Voyage sentimental ni l’auteur du Voyage autour de ma chambre. Autre est le burlesque, autre la fantaisie. Le burlesque ne contient pas non plus le secret du rire comique ; c’est ce qu’on oublie trop aujourd’hui, et Alfred de Musset avait bien raison, lorsqu’il s’écriait :

Gaité, génie heureux, qui fus jadis le nôtre,
Rire dont on riait d’un bout du monde à l’autre,
Esprit de nos aïeux qui te réjouissais
Dans l’éternel bon sens, lequel est né français,
Fleurs de notre pays, qu’êtes-vous devenues ?


Ah ! c’est qu’il se souvenait alors de Voltaire, de La Fontaine, de Molière, de Régnier, de Rabelais et de nos vieux fabliaux, du sobre et franc langage qu’il aimait tant. Poète, il savait comme Gustave Planche, ce critique perspicace, loyal, et non pas cruel, quoi qu’on ait pu dire, quel abîme sépare l’école du bric-à-brac de la grande école des Cervantes et des Lesage.

Notre critique est-elle donc absolue ? En ce cas, elle aurait tort. Ce n’est pas nous qui refuserons à M. Gautier quelques-unes des plus rares qualités de l’écrivain. Si nous prisons peu en lui le romancier, et s’il nous est permis de contester son humour, nous apprécions le talent du poète et du narrateur de voyages. Poète, M. Gautier n’est point assurément de la grande lignée des poètes, sa poésie est matérielle par goût ; mais il est poète en somme, et c’est assez d’une lueur de sentiment, d’un jet de pensée brillant tout à coup derrière ce style à facettes, comme derrière un cristal (si l’on veut bien admettre ce langage figuré), pour gagner la sympathie du lecteur. Lorsqu’il applique aux descriptions de voyages sa prose pittoresque, M. Gautier est un excellent metteur en scène. Il a, pour embrasser jusque dans leurs détails les plus déliés, pour reproduire jusque dans leurs couleurs les plus vives les choses du monde extérieur, des ressources infinies. Son procédé, blâmable ailleurs, vient là naturellement. Mais, sans contester