Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/547

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Certes nulle part on n’a exprimé plus nettement l’idée d’un Être suprême existant par lui-même et créateur de tout ce qui est que ne le fait au début ce chant remarquable ; mais ce qui suit présente une contradiction apparente qu’il faut expliquer. Taaroa se change en l’univers, et pourtant cet univers n’est que la coquille de Taaroa. Le barde polynésien semble ainsi admettre un panthéisme absolu en même temps que la distinction réelle du créateur et de la création, c’est-à-dire la négation de ce panthéisme. Pour interpréter ce passage, il faut recourir à une autre tradition qui me semble lever toute difficulté. — Un jour le dieu Oro, épris d’une femme, s’oublia si longtemps auprès d’elle que ses deux frères se mirent à sa recherche et le découvrirent à côté de sa maîtresse. Frappés de la beauté de celle-ci, ils ne voulurent pas l’aborder sans lui offrir quelque chose. Ils se métamorphosèrent l’un en truie, l’autre en plumes rouges (ourou) ; puis, ces objets une fois créés, ils reprirent leur première forme, et offrirent à la maîtresse de leur frère ces dons, qui un moment avaient été des dieux transformés, mais qui n’étaient plus que des objets terrestres depuis que ces dieux s’en étaient retirés. — C’est évidemment en ce sens qu’il faut entendre la création de l’univers par Taaroa.

Quoi qu’il en soit, un dieu unique et aussi élevé que Taaroa ne pouvait, en Polynésie pas plus qu’ailleurs, suffire aux croyances de la foule. A. celle-ci il faut toujours, on le sait, des divinités plus rapprochées d’elle et parmi lesquelles chacun puisse choisir. L’olympe polynésien laissait peu à désirer sous ce rapport. Il contenait des dieux de toute sorte et qu’on retrouvait, à quelques variantes près, dans les îles les plus éloignées les unes des autres. C’est encore à Mœrenhout que nous devons le tableau de ceux qu’on adorait à Tahiti. On y distingue plusieurs classes. Ces dieux portaient le nom d’atouas, et se divisaient eux-mêmes en atouas proprement dits et en oromatouas ; ces derniers n’étaient que des espèces de génies parmi lesquels prenaient place les enfans tués à la naissance ou morts naturellement. Parmi les atouas proprement dits, il s’en trouvait encore de supérieurs et d’inférieurs. Les premiers, au nombre de trente-huit, étaient en général fils ou petits-fils de Taaroa ; on voit aussi figurer parmi eux des chefs déifiés. Les seconds, bien plus nombreux, d’origines diverses, et dont la filiation serait sans doute

    la preuve que le mot univers doit être remplacé par le nom de l’île d’où sont sorties les premières émigrations polynésiennes. Cette interprétation me semblerait s’accorder mal avec le passage qui vient après celui que j’ai cité, et où l’on voit Taaroa élever les deux, créer la lumière et le mouvement, etc. Tout me semble indiquer qu’il s’agit bien ici d’une légende cosmogonique, et non point d’une histoire mythique destinée à rappeler les diverses étapes de la race polynésienne.