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pantoufles très élégantes. La queue est un régal pour les nègres, et probablement aussi pour beaucoup d’individus de la basse classe, malgré une odeur de musc très prononcée.

Si l’on en croit les gens du pays, il paraîtrait que les hommes de couleur ne sont pas les seuls à convoiter ce morceau, et que le jaguar ne dédaigne pas d’y goûter quand l’occasion se présente. Seulement, il faut l’avouer, le tigre se montre dans cette occasion moins barbare que l’homme. Celui-ci sacrifie l’animal tout entier, prend le morceau qu’il convoite et abandonne le reste aux urubus. Le jaguar trouve moyen de satisfaire aux exigences de son appétit tout en laissant la vie sauve à la victime. Rien de plus simple du reste que sa manière de procéder. Connaissant les heures que le jacaré consacre d’ordinaire à la sieste, il va s’embusquer dans les hautes herbes qui bordent le sable de la rivière, examine à loisir la position du saurien et se place en conséquence. Tout à coup on voit au milieu d’un tourbillon de poussière le caïman bondir en sursaut et plonger dans le fleuve. Une traînée de sang indique seule le dénoûment, car, aussi prompt que l’éclair, le tigre a déjà disparu sous bois. Malgré ce qu’on raconte à ce sujet, comme les vertèbres caudales, très fortes chez ces amphibies, ne se laissent pas facilement entamer, même par des dents de jaguar, j’inclinerais à croire que ces morsures ne peuvent être faites que dans le jeune âge, et que ce sont le plus souvent les vieux alligators eux-mêmes qui se régalent ainsi aux dépens de leur postérité. Tout le monde sait que ces monstres sont peu scrupuleux à l’endroit de leurs semblables, et que l’instinct de la paternité est complètement nul chez cette race.

On peut dire en somme que le caïman est peu à craindre. Il ne devient dangereux que pour les baigneurs imprudens. Sur le sable, il se traîne assez péniblement, et sa raideur est telle qu’il ne peut se retourner qu’en exécutant un mouvement complet de rotation. Ses pattes, façonnées pour la nage, se refusent à la marche et ne l’aident que difficilement. Il vit d’ordinaire de poisson ; mais il ne néglige pas le gibier des bois. La première fois que je remontais les rives du Parahyba, surpris de ne rencontrer aucun de ces amphibies, je témoignai mon étonnement au guide.

— Rien de plus facile que de contenter le senhor, reprit mon cicérone avec un sourire d’orgueil, et, donnant un léger coup de pied à un œuf qui se montrait sur le sable, il en fit sortir un petit caïman plus gros que nos lézards, et qui fit mine de se diriger aussitôt vers la rivière. Comme je me disposais à le saisir, il s’arrêta pour me montrer sa gueule et chercher à mordre mes doigts. J’avais peine à comprendre qu’un tel animal pût sortir d’un œuf. Il avait deux ou trois fois la longueur de la coque où il était enroulé sur lui-même.