La Havane. Qu’alors, au milieu de la récolte, nos Antilles n’eussent qu’une demi-douzaine de navires à charger au lieu de trente ou quarante, ainsi qu’on put le voir sur la rade de Saint-Pierre Martinique en 1861, les armateurs en prenaient peu de souci ; mais, si le malheureux créole, s’avisait d’invoquer le bénéfice de la réciprocité, s’il demandait à charger sous pavillon étranger ce sucre que nos capitaines dédaignaient comme une proie assurée, les chambres de commerce en France se montraient unanimes pour revendiquer les privilèges qui sauvegardaient la marine nationale. Un semblable abus était trop criant pour durer bien longtemps, et la loi du 3 juillet 1861, qui était une des conséquences naturelles du traité de commerce conclu avec l’Angleterre en 1860, y mit enfin un terme. Les dispositions en furent à peu près aussi libérales qu’on pouvait l’attendre, et si la nouvelle loi ne donnait pas à nos colonies une liberté égale à celle des colonies anglaises, au moins les assimilait-elle, sauf très peu d’exceptions, au régime commercial de la mère-patrie : le point essentiel était l’autorisation d’importer et d’exporter librement tous produits sous tous pavillons, moyennant surtaxe. Succédant au pacte colonial, le nouveau régime, c’était l’âge d’or. Aussi, dans le premier moment, accorda-t-on peu d’attention à cette surtaxe, très sensible pourtant (24 francs par tonneau pour les Antilles), que la loi maintenait sur les navires étrangers. Il est bon cependant d’y regarder de près, car la question a une importance plus générale qu’il ne semble ; tout se tient en ces matières, et pour le montrer il suffira d’un exemple.
Au mois d’août 1860, un procès se jugeait à Saint-Pierre Martinique, qui mettait en grand émoi tout le commerce de la ville. Il s’agissait d’une association de négocians prévenus d’avoir vendu de la morue gâtée. L’affaire avait de quoi piquer la curiosité d’un étranger. Si l’on conçoit en effet que l’autorité prenne sous sa sauvegarde le bon aloi de certaines denrées dont la falsification peut aisément se déguiser, on comprend beaucoup moins que cette tutelle s’étende à des alimens dont la putréfaction ne peut laisser de doute à personne. J’arrivai à l’audience au milieu du plaidoyer d’un des défenseurs. Il développait une théorie de liberté commerciale qui eût assurément paru fort timide à Manchester, mais qui n’en était pas moins trop avancée pour les Antilles, car, au moment où il terminait sa péroraison par ces mots : « acheter bon marché et vendre cher, c’est le commerce tout entier, » le président l’interrompit net pour lui déclarer que le tribunal ne pouvait admettre de tels principes. « Mais, répondit le pauvre avocat, je ne défends pas le droit d’affamer les populations ; je dis seulement qu’un principe ne peut être contesté, à savoir que le commerce a pour mobile et