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littérature, qu’il fallait s’attendre à voir naître des poètes[1] ; ce n’est pas davantage parmi ces nègres, que, « par compassion pour les peaux-rouges, » on allait voler ou acheter sur les côtes d’Afrique. Si les noirs supportaient le travail forcé et les mauvais traitemens mieux que les Indiens, c’était pour tomber dans un avilissement peut-être encore plus profond que celui de leurs compagnons de servitude.

Les créoles eux-mêmes, fils des conquérans espagnols, étaient asservis par la pensée, et seulement un petit nombre d’entre eux osaient courir les risques sérieux que toute instruction élémentaire pouvait amener avec elle. Les ouvrages de politique, de philosophie, d’histoire, de haute littérature, « les romans traitant de matières profanes et fabuleuses, ainsi que les histoires feintes, » étaient sévèrement proscrits, et personne ne pouvait se les procurer en cachette ou les introduire dans le pays sans s’exposer au jugement de l’inquisition comme fauteur d’hérésie. Du reste, le gouvernement espagnol avait pris des mesures efficaces pour arrêter toutes les idées de l’ancien monde à leur entrée dans le nouveau : il avait concédé, d’abord à une seule maison de Séville, puis à quelques autres sociétés de capitalistes, le privilège exclusif du commerce avec les diverses contrées de l’Amérique. Ces compagnies, surveillées avec un soin jaloux, avaient chacune son domaine commercial parfaitement inviolable : l’une avait le monopole des denrées du Mexique et de l’Amérique centrale ; une autre avait pour sa part la Nouvelle-Grenade et le Venezuela ; une troisième compagnie desservait les régions de La Plata ; une autre encore s’était fait concéder tout le commerce du Pérou. Bien plus, pour assurer ses immenses possessions d’outre-mer contre le trafic interlope et toute infraction au monopole, le gouvernement espagnol n’avait ouvert au commerce des compagnies qu’un très petit nombre de ports, situés à plusieurs centaines de lieues les uns des autres. Ainsi l’Amérique était comme murée pour le reste du monde ; elle appartenait à quelques spéculateurs de Bilbao, de Séville et de Cadix. Pareille servitude commerciale n’était pas faite pour aider à la libération de la pensée.

La privation de toutes les libertés devait avoir pour conséquence nécessaire d’arrêter l’essor intellectuel des peuples dans les colonies

  1. En 1780, lors de la grande insurrection des Indiens commandas par Tupac-Amarù, le descendant des anciens maîtres du pays, les Espagnols anéantirent tout ce qui restait des drames, des poésies et des chants composés avant la conquête. Il n’en existe plus aujourd’hui que des fragmens peu considérables, reproduits en entier par M. Cléments Markham dans son ouvrage intitulé Contributions towards a grammar and dictionary of Quichua.