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musulmanes, arabes ou nubiennes, assises sans voile sur le pas de leur porte, tandis que d’autres, revenant de la fontaine, portent sur leur tête une grande jarre d’argile rouge et la soutiennent de leurs deux bras que l’on dirait empruntés à quelque belle statue de bronze, on peut se croire sur la plage du Delta, quelque part autour de Damiette ou d’Alexandrie.

Ce qui rendait encore l’illusion plus vive et plus complète, c’est qu’il y avait alors près de la ville, campée sous la tente, toute une tribu d’Arabes Benghazis, que la misère avait chassés de l’Afrique. Qu’il faut donc peu de chose à ces gens-là pour s’abriter et se vêtir ! Leurs tentes sont faites de quatre bâtons fichés en terre, d’une espèce de cloison tissée de roseaux et de lambeaux d’une étoffe noirâtre en poil de chèvre. Pour tout vêtement, hommes et femmes ont une espèce de sarrau en toile grise. Presque toutes les femmes, de bonne heure hâlées, desséchées et comme tannées par cette vie sous le vent, le soleil et la pluie, sont affreuses dans leurs vilains haillons, et le tatouage bleuâtre dont elles ornent leur menton, leurs épaules et leurs bras ne les embellit point : elles ont en général l’air de vraies sorcières ; mais, parmi celles qui sont très jeunes encore, il en est de fort jolies, et parfois, en passant près d’une tente, on en voit sortir quelque tête étrange et gracieuse où brillent des yeux d’un éclat admirable. Dans le village des fellahs comme dans le campement des émigrés de Benghazi, on n’entend retentir que les sons rudes et gutturaux de la langue arabe.

Si nous rentrons dans la ville, nous n’y trouvons rien de remarquable. Elle est entourée d’une enceinte fortifiée dans le système moderne, avec des ouvrages dont la crête dépasse à peine le fossé ; il y a cinq bastions à glacis en terre, qui seraient gazonnés sans le soleil de la Crète. Large et profond, le fossé sert provisoirement à cultiver des légumes. Le bazar n’a aucune originalité ; on n’y trouve que des marchandises européennes de qualité inférieure. La seule chose intéressante, ce sont les restes des édifices publics et privés des Vénitiens, le port et les magasins, les loges des galères entourant le bassin et couvertes d’un toit, les maisons des nobles vénitiens, dont beaucoup sont encore bien conservées, avec leur écusson au-dessus de la porte. Plusieurs de ces habitations sont ornées de moulures dans le goût des XVe et XVIe siècles ; mais aucune ne rappelle, même de loin, les palais du Grand-Canal. Le luxe provincial des seigneurs candiotes ne pouvait égaler en bon goût et en magnificence celui des patriciens de la métropole. Peut-être aussi, comme cela arrive parfois, sont-ce les plus belles choses qui ont été détruites. Tout ce qui reste d’ailleurs des églises latines, depuis converties en mosquées, ainsi que des couvens qui en dépendaient, est laid et insignifiant. Quant à des vestiges de l’ancienne Kydonie, en