Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

emportée par le vent. Rien ne l’ébranla ; il en fut quitte pour modifier les agrès de son bateau, et bientôt il laboura de nouveau les vagues furieuses, cherchant son chemin à travers l’abîme. Peu de temps après avoir mis à la mer, il avait découvert et ramassé à la surface des flots un vieux baril. Avec les cercles de fer du baril, il construisit un gril, et avec le bois il fit du feu pour cuire ses alimens, à la manière de Robinson Crusoé. Qui eût vu cet homme seul au centre de l’Océan, perdu dans l’immensité des forces de la nature et les domptant par l’énergie encore plus irrésistible de sa volonté, eût sans doute été touché d’admiration. Après un voyage de six cents milles, — de North Sunderland à Brixham, — il débarqua enfin sain et sauf, le 9 juillet 1863, dans la baie de sa ville natale. Un habitant de Saint-Austel en Cornouaille, recevant la nouvelle de cette traversée extraordinaire, fit offrir à Clément Pine, en son nom et au nom d’autres personnes généreuses, un sloop tout équipé. Une souscription s’ouvrit en outre pour convertir ce sloop en un bateau de pêche. « Ce serait une honte pour le pays, disait-on, qu’un homme qui a déployé une telle force de caractère fût privé des moyens de gagner sa vie. »

Les femmes de pêcheurs, les fiskerwomen ou poissonnières, ne se montrent point elles-mêmes étrangères à ces dispositions vigoureuses que semble développer le commerce avec la mer. Sur ces mêmes côtes du Devon, à Exmouth, j’avais rendu visite, dans un des pauvres quartiers de la ville, à une vieille marchande de poisson, mistress Ann Perriam, qui a été dans son temps une héroïne. Elle avait dix-neuf ans quand elle fut mariée à un marin nommé Hopping, qui servait à bord du Crescent, vaisseau de guerre commandé par sir James Saumarez. Après avoir croisé longtemps le long des côtes de France, ce vaisseau fat envoyé à Plymouth pour être réparé, et Ann Perriam put rejoindre son mari. Elle obtint même de l’accompagner en mer. Quelque temps après, sir James Saumarez passa du navire Crescent sur le navire l’Orion, Hopping et sa femme le suivirent. Durant cinq années, mistress Perriam servit à bord de ce vaisseau et prit part à de grandes batailles navales. Le 23 juin 1795, elle était à Lorient. Le 14 février 1797, elle assistait à l’action qui s’engagea devant le cap Saint-Vincent. Le 1er août 1798, elle vit la bataille du Nil, gagnée par Nelson. Pendant le feu, sa place était parmi les canonniers et les hommes des magasins ; elle préparait des cartouches pour les grosses pièces d’artillerie. Son frère combattait avec elle sur le même navire avec douze autres jeunes gens d’Exmouth, tous volontaires. L’un d’eux mourut amiral. Ann Perriam est la seule qui leur survive : elle avait, quand je l’ai vue (1863), quatre-vingt-treize ans. Elle a été mariée deux fois.