Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/226

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce fut son premier pas dans la difficile entreprise que devait achever son coup d’état.


III

Gustave, accompagné du prince Frédéric, son plus jeune frère, quitta Stockholm le 8 novembre 1770, après avoir obtenu, non sans peine, l’autorisation des états pour un voyage qui leur inspirait une vive défiance. En descendant le grand escalier du château, il dit au comte Bielke : « Je ne veux pas remonter ici avant que ce gouvernement de femmes n’ait disparu. » Les deux princes avaient pris pour toute la durée de leur voyage l’incognito, Gustave sous le nom de comte de Gothland, Frédéric sous celui de comte d’Oeland ; leur suite se composait du comte Scheffer, l’ancien gouverneur du prince royal, devenu le confident de ses projets politiques, des barons Ehrensvärd et Taube, et de cinq autres personnes. Après avoir visité Copenhague, Hambourg, Brunswick et plusieurs petites cours d’Allemagne, ils entrèrent dans Paris le lundi soir 4 février 1771, et descendirent à la légation de Suède, chez le comte de Greutz.

L’arrivée de Gustave coïncidait avec une agitation des esprits et un mouvement d’opinion d’un grave et redoutable intérêt. Le duc de Choiseul avait été renversé, le 24 décembre 1770, par une intrigue du duc d’Aiguillon, du chancelier Maupeou et de l’abbé Terray, et la disgrâce des parlemens avait éclaté un mois après. L’esprit public s’était mis du côté des vaincus ; Choiseul, qui n’avait pas voulu plier devant la maîtresse en titre, confiné dans sa terre de Chanteloup, y recevait, malgré le nouveau ministère et la cour, d’innombrables et bruyans hommages. Quant aux parlemens, l’opinion n’avait pas cessé de voir dans ces corps, malgré leurs fautes, des barrières utiles contre l’excès de la puissance royale et de naturels organes des droits imprescriptibles des peuples. On avait donc fort mal auguré de leur abaissement, et les inutiles duretés dont le chancelier Maupeou avait fait usage augmentaient encore l’irritation générale ; on rappelait cette triste nuit du 21 janvier 1771, qui avait porté le deuil dans toute la magistrature, ces raffinemens dans les sentences d’exil : un président envoyé dans un lieu sauvage, près de Lyon, sur le haut d’un rocher, où il n’avait pu parvenir qu’à cheval et sa femme en chaise à porteurs, un conseiller relégué dans une île de l’Océan, un autre dans un lieu perdu parmi les neiges de l’Auvergne. Toutes ces rigueurs étaient mises sur le compte du pouvoir absolu, et l’on s’animait, en agitant les récentes théories politiques, à chercher les moyens de sauvegarder l’avenir. Tels étaient les sentimens dont retentissaient les salons où Gustave allait paraître ; les femmes distinguées qui présidaient à la société polie