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ce qui fait la force de l’Occident y reste inconnu, tous les rouages sont d’une grossièreté primitive.

Il est un moyen dont les écrivains russes usent volontiers quand ils veulent se soustraire aux embarras d’une discussion sur les ressources et sur l’administration financière de leur pays. « C’est bien pis en Autriche, disent-ils. Et puis la France et l’Angleterre n’ont-elles pas eu leur papier-monnaie ? » L’Autriche a le droit de se trouver humiliée d’un semblable parallèle ; si elle souffre du papier-monnaie, elle s’applique à s’en débarrasser, au lieu de chercher à masquer par un faux système une situation déplorable. L’Autriche travaille, elle produit bien et beaucoup ; aucune des forces de la civilisation moderne ne lui demeure étrangère, et les producteurs de blé en Russie savent combien leur devient périlleuse la concurrence des céréales de la Hongrie, aidée par les voies perfectionnées de communication.

La révolution française a souffert de la grande erreur des assignats, mais ses idées ont labouré le monde, mais son génie a plus créé que ses fautes financières n’ont pu détruire. Celles-ci n’ont été qu’un détail secondaire dans le majestueux ensemble d’une œuvre de géans.

L’Angleterre a eu son papier-monnaie ; mais sait-on dans quelle quotité ? A l’époque même où les assignats russes se multiplièrent par milliards, les billets a cours forcé de la banque de Londres ne dépassèrent le chiffre de 20 millions sterling (500 millions de francs) qu’en 1810, et ils n’ont jamais atteint 28 millions sterling (700 millions de francs) jusqu’au moment de la reprise des paiemens en espèces en 1822. Cependant les mécaniques anglaises, grâce au génie de Watt et d’Arkwright, filaient de l’or. Où se trouvent donc les nouvelles et abondantes sources de la richesse en Russie pour faire équilibre à la masse écrasante du papier-monnaie ? Il est vrai que le Journal de Saint-Pétersbourg nous rassure. « Les richesses nationales de la Russie sont, dit-il, toutes proportions gardées, équivalentes à celles des pays les plus favorisés. La seule différence réelle, c’est que ces richesses n’ont pas acquis le même degré d’exploitation, de développement et surtout d’imposition. » En d’autres termes, la seule différence réelle, c’est que ces richesses n’existent pas, car que sont-elles à l’état brut, quand le génie de l’homme ne les a pas encore fécondées, quand elles ne sont ni exploitées, ni développées ? À ce titre, les contrées les plus riches seraient les déserts du Nouveau-Monde. Il est vrai que le Journal de Saint-Pétersbourg promet un nouveau degré d’imposition, et c’est certainement l’avantage le plus facile à décréter.

Faisons justice en passant des idylles qui nous présentent le bien-être de la Russie comme soudainement accru par l’abolition du servage. On sait à quoi s’en tenir sur les effets d’une mesure digne de respect, mais sujette aux dangers inséparables d’un régime de transition. Les paysans continuent de travailler sur leurs propres sillons, d’accord ; mais c’est pour se nourrir, et non pour enrichir le pays. Quant aux propriétaires, nous n’avons entendu qu’un concert unanime de plaintes sur les pertes subies, à n’envisager que le côté matériel de la question. Ils sont forcés de réduire leurs cultures, et le prix de la main-d’œuvre renchérit au point d’affecter d’une manière sensible le prix du blé.