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Pour en revenir au papier-monnaie non remboursable, nous nous bornerons à demander à ceux qui l’exaltent aujourd’hui pourquoi ils applaudissaient, il y a un an, aux efforts tentés pour guérir cette plaie, aux emprunts contractés en numéraire pour reprendre le paiement en espèces. Ils voulaient donc appauvrir la Russie en la privant de ce précieux instrument dont elle a pu à plusieurs reprises apprécier déjà le principal bienfait, la hideuse banqueroute ! Il est vrai qu’ils n’avaient pas fait encore la découverte que l’on thésaurisait des billets sans valeur intrinsèque aucune et dépourvus de tout revenu ! Il faut bien le reconnaître, si les Russes se livrent à cette fantaisie et s’ils y consacrent des milliards, la Russie n’est pas un pays comme un autre, et le capital n’y rencontre guère d’emploi. En admettant pour le moment, d’accord avec une fiction hardie, que près de 2 milliards de billets se trouvent ainsi gardés en réserve, que deviendrait la circulation le jour où ils en tripleraient la masse effective, alors que, lassés de leur inactivité, ils ne pourraient ni s’écouler sur les marchés étrangers, ni être utilisés sur le marché intérieur ? De toutes les suppositions, celle imaginée par l’article du Journal de Saint-Pétersbourg est sans contredit la plus extraordinaire et la plus périlleuse.

Vers la fin de décembre 1863, les hommes qui s’occupent des questions d’économie et de finance se sont réunis à Saint-Pétersbourg pour discuter ces graves problèmes. Ils n’ont point partagé des illusions naïves, si elles sont sincères. Ils ont déploré la nouvelle nécessité qui faisait suspendre l’échange des billets, et ils en ont indiqué la cause première[1]. L’emprunt contracté à Londres devait être intégralement employé à remplacer une somme équivalente de billets ; mais les besoins du trésor, accrus par la guerre de Pologne, l’ont conduit à ce que le correspondant du Times nomme this secret financial opération : ils ont fait donner une autre destination à l’argent produit par l’emprunt. On comprend les embarras qui en sont résultés.

La nécessité de plusieurs milliards de papier-monnaie non remboursable est une invention de date récente ; elle fait peu honneur à ceux qui s’en rendent les éditeurs responsables, et nous acceptons la condamnation sous laquelle ils croient nous accabler en prétendant que nous ignorons les causes réelles des effets financiers dont nous avons fait l’analyse. Nous espérons les ignorer toujours et n’avoir jamais à faire valoir de pareils argumens. Le plus curieux, c’est que l’on arrive jusqu’à dire que la baisse du change est étrangère à l’existence du papier non remboursable. On invoque le souvenir de 1856 et de 1857 pour rappeler que le change est monté alors jusqu’à 416. Il n’aurait pas été superflu d’ajouter pendant combien de temps, et si ce météore accidentel n’a point été amené par la vente soudaine des réserves de blé accumulées pendant la campagne d’Orient.

Enfin on répète avec insistance que nulle part les impôts ne sont aussi modérés qu’en Russie. Ce raisonnement n’est pas plus sérieux que si l’on disait qu’ils sont encore plus modérés parmi les tribus sauvages de l’Amérique. Il ne s’agit point de savoir quel est le chiffre absolu de la redevance

  1. Voyez la correspondance du Times datée de Saint-Pétersbourg le 27 décembre 1863, et publiée le 8 janvier 1864.