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J’hésitai un instant. — À Saint-Roch, répondis-je à tout hasard.

Il transmit mon ordre, et pendant que le cheval se mettait en mouvement, je pus le voir, immobile et comme pétrifié, me suivre d’un œil hébété.

Au premier détour de la rue, j’arrêtai le cocher et lui ordonnai de me conduire à la gare d’Orléans. Là, je dus attendre quelques heures. Le train de Bretagne ne partait que dans la soirée. Il s’ébranla enfin et m’emporta loin de Paris. Dans l’abandon et la détresse où je me trouvais, l’idée m’était venue de me réfugier provisoirement dans cette petite maison de La Roche-Yvon que Louise m’avait donnée en cadeau de noces, non pas que je la considérasse comme ma propriété définitive, car j’avais à dessein laissé mes titres de possession avec les bijoux que je tenais de la libéralité de mon oncle ; mais je voulais d’abord et à tout prix mettre une longue distance entre moi et ceux que je quittais. Je pensais d’ailleurs qu’on n’aurait pas l’idée de me chercher là, en supposant que quelqu’un s’intéressât encore à moi, et les rapports de mon oncle avec la vieille femme chargée de la garde du petit logis étaient si rares qu’il devait, selon toute probabilité, s’écouler un temps assez long avant qu’il fût averti de mon apparition dans le pays. Dans l’intervalle, j’espérais bien avoir pris un parti et m’être créé des ressources.

Au milieu de la catastrophe qui bouleversait ma vie, j’étais plus calme que je ne l’avais été depuis longtemps. Devant l’injustice de ma destinée, mon cœur altier protestait ; l’énormité du châtiment me rendait l’énergie. J’avais à combattre contre des obstacles matériels, la pauvreté, l’abandon. Cela me semblait chose aisée après cette lutte énervante contre une secrète passion qui grandissait chaque jour ; j’éprouvais, malgré ma détresse, comme un sentiment de délivrance, et je dormais assez paisiblement, quand le train s’arrêta à Nantes. Je me fis conduire aussitôt au bureau de la diligence pour Vannes, qui partait le soir même. Je passai une grande partie de la journée dans le bureau, assise sur des paquets, un peu effrayée de me trouver pour la première fois sans protection, regardée curieusement par les employés et heurtée par les portefaix. Aussitôt que la diligence fut chargée, je montai dans le coupé, où j’étais seule heureusement ; la présence d’un être riant, respirant, agissant à mes côtés, m’eût été odieuse.

À peine arrivée à Vannes, je me procurais une voiture et me mis en route pour La Roche-Yvon. Une pluie fine et pénétrante s’étendait en épais brouillard sur la campagne ; les feuilles immobiles des arbres ruisselaient silencieusement ; les branches des ajoncs emmêlés de fils de la Vierge, les bruyères et les herbes étaient chargées d’une lourde rosée ; des flaques d’eau brillaient au loin d’un éclat terne sur la lande brune ; le ciel était bas, gris, sans profon-