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moment où il traversait les préaux de Millbank, il vit un adolescent encore imberbe dont le regard lui entra dans la poitrine comme un fer aigu. — Eh quoi ! se disait-il, elle ici ! .. Eleanor sous ce déguisement ! .. — Puis il s’arrêta stupéfait devant cette énormité de son imagination en délire. — Ah ! se disait-il, c’en est trop ! .. Ma raison se perd… Si je ne parviens à maîtriser ces chimères, je demeure atteint et convaincu de folie…

Cette crainte fut bien près de se réaliser, car dès le lendemain la fièvre le prit, et pendant près de trois mois, de juin à septembre 1846, il n’eut que par intervalles la pleine conscience de sa situation. Alors lui revenaient, comme un glas funèbre, ces terribles paroles du juge qui lui présageaient « sa mort politique et sociale ; » alors aussi une grande amertume et une cruelle déception, en songeant qu’il n’avait pas entendu parler d’Eleanor.

Il s’enquit un jour de Robin. Un des porte-clés lui rappela qu’il avait donné l’ordre de le conduire chez miss Hilton le lendemain même de sa condamnation. — Eh bien ? demanda Austin avec une ardente curiosité.

— Miss Hilton venait de partir pour le continent, elle et toute sa maison.

— Ah ! s’écria le prisonnier, plus déconcerté qu’il ne le voulait paraître. Et qu’a-t-on fait de mon chien ?

— Les règlemens de la prison défendaient de l’admettre ici, et le pauvre animal se morfondait aux portes de l’établissement, lorsqu’un jeune Écossais, un montagnard des highlands, étant venu à passer dans la rue, l’a reconnu pour être à vous, et nous a déclaré qu’il s’en chargeait provisoirement. La pauvre bête affamée a suivi cet homme sans trop de façons ; nous avons d’ailleurs le nom et l’adresse du personnage.

Ce nom était familier à Austin. Gil Macdonald, bien que simple berger de son état, lui avait jadis servi de guide, et comptait parmi ses meilleurs amis de Ronaldsay. Il lui manda aussitôt de le venir voir en compagnie de Robin, et l’un des premiers services qu’il réclama de son amitié fut de porter lui-même à Cheshire-House une lettre adressée à lord Edward Barty. « Je sais, mylord, lui disait-il, qu’entre nous toute liaison est devenue impossible. Je sais que mon souvenir, mon nom même, doivent vous être odieux. Veuillez cependant écouter ce que j’ai à vous mander — dans un intérêt qui n’est pas le mien. Vous étiez l’ami d’Eleanor Hilton : elle est partie et partie sans protecteur. Sa tante l’a conduite en pays étranger, pour la mettre mieux à la merci de l’homme qui a causé toutes nos infortunes. À vous, qui tant de fois, agenouillé près d’elle, confondîtes vos prières avec les siennes, je demande de lui venir en aide…