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de l’île, non pas seulement dans les villes, mais dans des villages mêlés aux villages chrétiens, dans les districts de l’intérieur, au cœur même des hautes montagnes ? Comment se fait-il qu’en Crète, avant la guerre de l’indépendance, les musulmans aient formé une part bien plus forte de la population totale que dans l’île d’Eubée ? Vers les premières années de ce siècle, d’après le témoignage de plusieurs voyageurs, la moitié des habitans de la Crète appartenait à l’islamisme, tout au moins d’apparence et de profession extérieure[1]. Il y a là une anomalie qui s’explique par l’histoire de la conquête et de la domination turque, par l’étude de la situation qu’elle ; faisait aux raïas ; mais où chercher cette histoire et les traits épars de ce tableau ? On se trouve là en présence d’une difficulté sérieuse que rencontre devant lui quiconque veut embrasser d’un regard les destinées de la race grecque, et.en suivre jusqu’à nos jours, à travers les âges, l’indomptable et vivace génie.

Pendant les trois cents ans et plus qui se sont écoulés entre la conquête turque et le réveil de la Grèce, vers la fin du siècle dernier, les chrétiens d’Orient, à proprement parler, n’ont pas d’histoire. N’ayant plus d’existence nationale, soumis à une dure et capricieuse oppression, privés de tout ce qui fait le charme de la vie, tombés d’ailleurs partout dans une profonde ignorance, ne voulant pas songer au passé, honteux et désespérés du présent, ne s’étant pas repris encore à beaucoup compter sur l’avenir, quels souvenirs auraient-ils eu à confier au papier ? quel intérêt eût présenté à eux-mêmes ou aux étrangers le monotone récit de leurs misères et de leurs humiliations, des avanies toujours les mêmes que leur prodiguait l’insolent et fantasque orgueil de leurs maîtres ? A peine quelques couvens, quelques églises, comme celles de Janina et de Constantinople, ont-ils tenu de sèches chroniques où ne se trouvent guère que de longues listes de noms et de dates, la série des higoumènes, des évêques et des patriarches ; quant à des détails sur l’état des personnes et des terres, sur ce que sentaient et pensaient ces foules muettes courbées sous le joug, il ne faut rien demander de pareil à ces arides et maigres annales. L’empire turc avait bien ses historiographes officiels, dont quelques-uns paraissent avoir été des hommes d’un vrai mérite, à en juger du moins d’après l’ouvrage de M. de Hammer, tiré presque uniquement des sources orientales ; mais ces fiers musulmans daignaient-ils s’inquiéter de la condition de ces ghiaours, de ces raïas, qu’ils méprisaient et qu’ils détestaient ? Pendant ces trois siècles, les chrétiens,

  1. Un voyageur français, Olivier, qui avait eu communication des registres servant à la perception du haratch, évaluait en 1795 la population de l’Ile à 240,000 habitans, dont 120,000 musulmans environ. Je croirais volontiers, d’après d’autres données, ces chiffres un peu exagérés.