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les Grecs particulièrement, ont vécu et duré néanmoins ; ils ont opposé à la conquête une passive, mais infatigable résistance, puisqu’ils ont conservé leur foi, dans beaucoup de localités l’usage de leur langue, partout la mémoire de leur origine, le sentiment de leur nationalité. Il faut bien remplir cette grande lacune de l’histoire, et rattacher au glorieux passé le présent plein d’espérances et de promesses. La tâche est malaisée, et beaucoup d’anneaux en sont rompus et perdus sans retour. Pour en ressaisir et en retrouver quelques-uns, on s’adressera souvent avec succès à la tradition orale, telle que l’ont conservée les chants populaires ou la mémoire fidèle des vieillards, ces vivantes chroniques du passé ; mais ces souvenirs seront souvent vagues et décousus : c’est surtout aux récits des voyageurs européens qu’il faut demander des détails exacts et des renseignemens précis. Malgré les préjugés étroits dont quelques-uns se montrent entachés, malgré les préventions que le schisme leur inspirait, la plupart d’entre eux ne peuvent s’empêcher de s’intéresser à ces malheureux qui portent, eux aussi, le titre de chrétiens ; ils racontent avec plus ou moins d’émotion et de sympathie ce qu’ont à supporter et à souffrir ces tristes descendans d’un peuple dont le nom n’avait pas cessé de parler à toutes les imaginations. Il y aura donc à citer souvent, pour les temps antérieurs à la guerre de l’indépendance, Belon, Tournefort, Pococke, Olivier, d’autres encore qui ont touché les rivages de la Crète à différentes époques, et leurs témoignages se compléteront par les anecdotes et les récits que nous avons recueillis, il y a quelques années, de la bouche des Séliniotes et des Sfakiotes, assis, par les longs soirs d’automne, autour de leur foyer, où les femmes et les jeunes filles jetaient de grandes brassées de sarmens pour enflammer les énormes souches d’olivier, les troncs de châtaignier ou de cyprès.


I

Bien avant que les Turcs, par la reddition de Candie, en 1669, ne devinssent les maîtres de toute la Crète, les Grecs de l’île les avaient appelés de leurs vœux, et leur avaient même, en différentes occasions, fait passer d’utiles avis : à plusieurs reprises, ils avaient provoqué et favorisé des tentatives de débarquement par lesquelles les Ottomans tâtaient les forces de Venise et cherchaient à s’assurer du degré de résistance que pourrait leur opposer la république, quand la Porte se résoudrait à un sérieux effort, à une suprême et décisive attaque. C’est que le plus mauvais des maîtres, c’est toujours, on se le figure du moins, le maître actuel et présent, c’est que l’esclave, surtout quand il a, comme le Grec, la tête légère et l’imagination vive, se persuade aisément que la nouvelle servitude sera