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moins dure à porter que l’ancienne : changer de chaînes, cela lui semble un soulagement et une distraction. N’y a-t-il d’ailleurs pas la joie de voir humilié et vaincu l’insolent oppresseur devant qui on a tremblé si longtemps, que l’on n’a pu renverser et châtier soi-même ? Il faut dire aussi que la seigneurie n’avait guère pris à tâche de s’attacher la population grecque : l’administration vénitienne, à ne la juger que d’après les rapports mêmes de ses agens, se montrait sans doute bien plus intelligente et plus habile que ne l’a été depuis celle qui lui a succédé, et qu’il faut bien, faute d’un autre mot, appeler l’administration turque ; mais elle ne ménageait pas mieux les intérêts des Grecs, elle n’était point plus avare de leurs sueurs et de leur sang, elle ne témoignait pas plus d’égards à leurs croyances religieuses[1]. Sous les Vénitiens, la Crète, le regno di Candia, comme on disait alors, n’était qu’un vaste domaine d’outremer exploité pour le compte de la métropole par les magistrats qu’elle y envoyait ; la plupart des paysans grecs étaient réduits à la condition de serfs de la glèbe. Quand l’excès de l’oppression amenait un soulèvement, comme cela arriva en 1283 et en 1363, ces rébellions étaient punies avec une impitoyable rigueur. Venise ne se contentait pas de frapper de mort les chefs de la révolte ; des cantons entiers, dans la province de Sfakia et dans celle de Lassiti, étaient dépeuplés ; défense était faite, sous peine de la vie, d’y semer du blé, et ces plateaux, comme nous l’attestent plusieurs contemporains, restaient déserts et stériles pendant près d’un siècle. Jamais enfin les musulmans ne traitèrent les chrétiens avec plus de mépris que les catholiques n’en montraient en toute occasion aux orthodoxes ; le clergé grec, le seul que reconnussent les neuf dixièmes des habitans de l’île et dont ils sollicitassent les prières, s’était vu dépouillé de presque tous ses biens au profit du clergé latin, qui n’officiait que pour quelques étrangers, et dont les hauts dignitaires résidaient presque tous hors de la Crète, mangeant tranquillement en Italie leurs énormes revenus. Ce qui rendait encore plus insupportable cette oppression, c’est qu’elle était conduite avec cet ordre, cette

  1. L’ouvrage capital pour l’histoire de la domination vénitienne en Crète, c’est la Creta sacra de Flaminio Cornaro, en latin Cornélius, Venise, 1755, 2 vol. in-4o. Ce Cornaro appartenait à une famille dont une branche importante s’était établie en Crète et y avait tenu un rang considérable pendant plusieurs siècles ; un de ces Cornaro candiotes a écrit en grec moderne un poème chevaleresque qui, depuis le XVIe siècle, est resté populaire en Orient et a été très souvent réimprimé : je veux parler de l’Erotocritos, dont l’auteur, Vincent Cornaro, a été proclamé par Coray « l’Homère de la langue vulgaire. » — On peut consulter aussi avec fruit les différentes pièces tirées par M. Pashley de la bibliothèque de Saint-Marc, et publiées par lui à la suite de ses Travels in Crete (Londres, 1837, 2 vol. in-8o). Il donne de nombreux extraits d’anciennes chroniques manuscrites et de rapports officiels adressés par des provéditeurs vénitiens à la seigneurie.