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malgré l’offre que ceux-ci leur avaient faite du libre exercice de la religion chrétienne et du maintien de leurs franchises pour le cas où ils consentiraient à servir contre les Vénitiens. Les chefs sfakiotes Zymbi, Balsamo et Calamo, se distinguèrent en plusieurs rencontres. Les Sfakiotes n’en furent que plus respectés après le triomphe définitif du croissant. Pendant tout un siècle, les gouverneurs n’exigèrent d’eux d’autre tribut qu’une certaine quantité de glace qu’ils devaient, chaque année, apporter de leurs montagnes à Megalo-Kastro, à Retymo et à Khania, pour l’usage des pachas et de leurs maisons. Sfakia était censé faire partie de l’apanage de la sultane-validé ou sultane-mère, à qui les habitans de ce district envoyaient chaque année quelques présens. On se contentait de cette marque de sujétion, et l’on ne réclamait point des Sfakiotes l’impôt appelé haratch ou capitation, que payaient tous les autres raïas de l’île ; ils eussent été gens à mal prendre la chose et à répondre à cette demande par des coups de fusil.

Ce qui entretenait chez les Sfakiotes des habitudes belliqueuses, et ce qui empêchait leurs armes de se rouiller pendant qu’ils étaient en paix avec le Turc, c’étaient les haines héréditaires qui divisaient chez eux les familles et les villages, c’étaient les guerres civiles qui trop souvent désolaient leurs vallées. Comme presque tous les montagnards, comme les Maïnotes et les Monténégrins, les Sfakiotes poussaient au dernier point la superstition et le fanatisme de la vendetta. Le rapport de l’un des commissaires vénitiens, Foscarini, signale parmi eux un usage qui se retrouve en Corse : un homme avait-il été frappé par son ennemi, son plus proche parent jurait de ne pas changer de linge, de ne point se séparer de la chemise ensanglantée du mort, que l’on n’eût vengé son trépas en frappant son assassin ou quelqu’un de sa famille. C’était quelquefois au bout de quarante ou cinquante ans que se payait cette dette de vengeance. Peu d’hommes à Sfakia, disent encore les vieillards, mouraient autrefois de mort naturelle ; « c’étaient là nos coutumes, » ajoutent-ils, non sans regretter secrètement l’ancienne énergie. Des querelles qui s’engageaient souvent sous le plus léger prétexte faisaient sortir de la ceinture couteaux et pistolets ; celui qui succombait avait-il beaucoup de parens, il ne restait guère au meurtrier d’autre chance de salut que de s’enfuir et de quitter l’île, et c’est le parti qu’il s’empressait presque toujours de prendre. La famille de la victime se portait aussitôt à la maison de l’assassin, la brûlait et s’emparait de tous ses biens. Le canton d’Anopolis était divisé en deux groupes ennemis, à la tête desquels se trouvaient les deux hameaux de Gyro et de Kampi, et qui échangeaient souvent des balles. De même les gens de Kallikrati et d’Askyfo étaient presque toujours-en guerre avec ceux de Nipros et d’Asfento. Quand un Sfakiote ne