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— Mon mari est mort il y a un mois, repartit la veuve; l’épidémie l’a enlevé à la fleur de l’âge!... Pourquoi m’a-t-il quittée? pourquoi m’a-t-il laissée seule en ce monde, où je suis condamnée à traîner une existence misérable?... Maudits soient les dieux qui me l’ont ravi!... Quand le corps de mon époux a été consumé sur le bûcher, toutes les femmes de ma famille m’ont embrassée en pleurant, puis elles m’ont arraché le cordon auquel était suspendu le bijou que je portais à mon cou... Tout était fini; de femme mariée, objet de respect pour toute ma caste, je tombais au rang méprisable de mounda. Le barbier est venu, il a rasé ma chevelure. Quand j’ai vu tomber ces cheveux si longs et si fins que j’avais portés depuis mon enfance relevés en natte sur le sommet de ma tête, j’ai ressenti une telle douleur que j’ai pris la fuite... J’ai couru, couru comme une folle, droit devant moi, sans m’arrêter, en proie au délire... Mais pourquoi vous raconter ces choses? pourquoi me les demandez-vous?... Je suis presque morte de faim; ma vue est troublée, je sens que je vais mourir...

— Prenez ce morceau de pain, dit le père Joseph; il faut vivre pour votre enfant et pour vous-même...

— Mais qui êtes-vous? demanda de nouveau la veuve en fixant sur son interlocuteur de grands yeux presque éteints. Ah! vous portez la robe noire d’un padre!... Je comprends que vous n’ayez pas eu horreur d’une veuve... Vous enseignez des choses étranges, vous autres; vous êtes pires que des parias, et vous seriez capables de manger de la chair de bœuf... Éloignez-vous de moi; allez, allez, vous dis-je, la veuve d’un brahmane ne peut supporter la souillure de votre haleine...

Pendant que la brahmanie prononçait ces paroles avec une exaltation fiévreuse, le padre avait présenté à l’enfant le morceau de pain que sa mère refusait d’accepter. Celui-ci le mangea avidement et but à longs traits l’eau fraîche que le missionnaire était allé puiser au ruisseau voisin. La vie semblait renaître dans cette frêle créature qu’un jeûne prolongé avait mise à deux doigts de la mort. L’enfant regardait en souriant le prêtre étranger et lui tendait ses petites mains. Le père Joseph cherchait un moyen de sauver la malheureuse veuve, qui s’obstinait à périr de faim au fond de ce hallier.

— Voyons, lui dit-il après un moment de réflexion, laissez-moi vous placer sur mon cheval, et je vous conduirai dans le plus prochain village...

— Non, répondit la veuve, non, laissez-moi mourir...

— Et votre enfant, reprit le padre, voulez-vous qu’il expire près de vous dans ce djungle pour y être dévoré par les chacals?