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— Mon enfant, répliqua la veuve en fermant les yeux, mon enfant!... Je ne puis plus le porter, je n’ai rien à lui donner... Pourquoi son père est-il parti pour l’autre monde malgré mes larmes et mes prières?... Ils ont rasé ma chevelure, ils ont fait de moi une mounda !.. Allez, allez-vous-en!

— Votre enfant, répéta le padre, votre enfant, que va-t-il devenir?...

La veuve ne répondit rien; une fièvre ardente l’avait saisie, et tous ses membres étaient agités d’un tremblement convulsif. Elle balbutiait des paroles inarticulées, mêlées d’imprécations contre les divinités qui lui avaient enlevé son époux. Dans son délire, elle croyait être encore en face du corps de son mari, exprimant sa douleur devant la famille assemblée, et prononçant avec les accens d’une éloquence passionnée les discours incohérens, pleins d’apostrophes véhémentes et de violentes images, qui avaient servi d’oraison funèbre au défunt.

— Au moins sauvons l’enfant, — pensa le père Joseph, et, saisissant le petit Hindou entre ses bras, il repartit au grand trot. Avant la nuit, il avait atteint le village de Tirivelly, lieu de sa résidence. Son premier soin fut de dépêcher quelques femmes auprès de la veuve pour lui porter secours; mais celles-ci revinrent en disant qu’elles n’avaient rien trouvé. Il retourna lui-même le lendemain matin à l’endroit où il avait laissé la pauvre femme agonisante, et ne fut pas plus heureux dans ses recherches. Avait-elle été rencontrée par quelques Hindous de sa caste qui s’étaient intéressés à sa misère? Avait-elle repris sa course dans un accès de délire pour aller tomber à quelques lieues plus loin? Il ne put recueillir aucun indice de nature à lui faire connaître ce qu’était devenue la veuve. Selon toute probabilité, elle avait dû périr, et l’enfant orphelin restait à la charge de celui qui venait de le sauver.

— Eh bien! dit le père Joseph, ce petit brahmane fera un chrétien de plus... — Il le confia à une femme d’un âge respectable, nommée Monique, et qui jouissait d’une grande considération parmi les néophytes. Elle était chargée d’apprendre le catéchisme aux enfans et de surveiller les jeunes filles en l’absence de leurs parens. L’orphelin portait, en sa qualité de fils de brahmane, le cordon d’investiture, formé de trois brins d’une herbe appelée kouça, signe distinctif des castes régénérées, dont l’enfant doit être revêtu six mois après sa naissance. Ce cordon lui fut enlevé, et la pauvre créature que la Providence avait jetée dans les bras du missionnaire reçut au baptême le nom de Déodat.