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II. — LA PAGODE.

Entouré des plus tendres soins par la vieille Monique, Déodat grandit sous l’œil du père Joseph. On lui apprit à lire et à écrire les caractères tamouls, qui étaient ceux de sa race, et aussi les caractères romains. A douze ans, il parlait bien sa langue naturelle, s’exprimait assez correctement en français, et savait assez de latin pour comprendre le sens des prières qu’il récitait par cœur. On eût vainement cherché parmi tous les brahmanes de la presqu’île, et même parmi ceux de Bénarès, un vieillard aussi instruit que cet enfant. Il est vrai que Déodat ne connaissait guère les légendes mythologiques des Pouranas, il ignorait les divers systèmes de philosophie qui ont partagé les savans hindous en écoles rivales; mais il était initié aux vérités qui ont civilisé le monde : il avait sur le bien et le mal, sur la morale et sur la vertu, des notions certaines. Dans les humbles familles au milieu desquelles il vivait régnaient des sentimens de justice et de charité qui contrastaient de la façon la plus complète avec la dégradation des idolâtres. Le jeune brahmane baptisé s’épanouissait donc, heureux et libre, au sein de ce petit monde de frères d’où les préjugés de caste étaient bannis. Parfois cependant il lui revenait à l’esprit qu’il appartenait à la puissante tribu brahmanique, parfois le démon de l’orgueil lui soufflait à l’oreille que tous ces chrétiens, issus de basse extraction, n’étaient que de viles créatures faites pour s’incliner devant lui; mais les habitudes de soumission et d’obéissance le maintenaient dans le devoir. Il occupait d’ailleurs une place à part au milieu des enfans de son âge : le père Joseph, qui lui reconnaissait plus d’aptitude qu’aux autres, s’étudiait à développer son intelligence. Il l’emmenait avec lui dans les voyages que les soins de son ministère l’obligeaient à entreprendre chaque année, et Déodat, avide d’apprendre, s’instruisait dans ce commerce de tous les instans avec un homme doué d’un esprit solide et d’un grand cœur. Quelquefois le maître s’étonnait des progrès que faisait son élève; souvent aussi il s’inquiétait de surprendre en lui des instincts impérieux, des velléités d’indépendance qui trahissaient chez le jeune Hindou une nature inquiète et égoïste. Aussi évitait-il le plus qu’il pouvait de laisser son pupille aborder de trop près ces pagodes célèbres, sanctuaires de l’idolâtrie, où les brahmanes, réunis en grand nombre, passent leur vie dans une fière oisiveté, plus redoutés du reste des mortels que les divinités dont ils desservent les temples.

Mais, comme l’a dit un poète de l’Inde, « ce que le destin a écrit est écrit sur la pierre, et nul ne peut l’effacer. » Une circonstance