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s’éloigner; mais d’autres brahmanes arrivèrent, et il se vit entouré par eux. — Sans aucun doute, dirent-ils tout d’une voix, ce jeune homme a commis quelque mauvaise action qui l’a fait exclure de sa caste... Chassons-le d’ici comme un chien...

— Attendez, reprit celui qui le premier avait interpellé Déodat; je vois une petite croix sous son vêtement : ce pauvre diable est un chrétien!...

— C’est-à-dire un idiot ou un vaurien ! ajoutèrent quelques brahmanes avec un sourire de pitié ; les prêtres du Christ ne recrutent-ils pas leurs adeptes parmi ce qu’il y a de plus misérable?... Parias, vagabonds, gens stupides ou déclassés, tout leur est bon!...

Ces invectives arrachèrent à Déodat des larmes de honte et de colère. Il franchit d’un pas rapide le cercle qui l’entourait et s’éloigna au plus vite. Dans sa précipitation, il heurta une femme aux yeux égarés, qui marchait comme au hasard en faisant des gestes extravagans.

— Holà ! Kalavatty ! eh ! la folle ! crièrent les brahmanes s’adressant à la pauvre femme ; toi qui as perdu ton enfant et qui le cherches toujours, veux-tu prendre celui-là?... Il n’est à personne...

Cette apostrophe fit sur la folle une impression singulière. Elle ramena sur sa tête rasée le pan de sa longue tunique blanche, et, tournant ses regards vers le groupe de brahmanes qui se faisaient un plaisir d’insulter à sa misère : — Si vous l’avez trouvé, reprit-elle tristement, dites-moi où il est... C’est pour vous moquer que vous parlez ainsi...

— Tiens, vois ce grand garçon qui s’en va là-bas, repartirent les brahmanes; cours, cours donc, Kalavatty, il va t’échapper...

Déodat en effet s’était mis à courir; mais la femme en habits de veuve s’élança sur ses traces avec l’impétuosité que donne la folie. Elle voulait le rejoindre à tout prix, et Déodat, qui fuyait devant cette pauvre créature idiote, semblait, lui aussi, avoir perdu la raison. Serré de près par Kalavatty, il lui jeta quelques pièces de monnaie, espérant ainsi se dérober à ses poursuites.

— Garde ton argent, dit la pauvre folle, je ne suis point une mendiante... Est-ce vrai que tu es mon fils? Il y a longtemps que je l’ai perdu, et je le cherche dans tout le pays...

Parlant ainsi, elle le saisit par le bras et le considéra avec attention. — Si tu étais mon fils, dit-elle à demi-voix, tu porterais le trident rouge et bleu[1], symbole de la secte de Vichnou, qui brillait comme un arc-en-ciel sur le front de ton père... Va, tu n’es qu’un être dégradé, un étranger sur la terre de l’Inde...

  1. Il est formé de trois lignes, celle du milieu rouge, les deux autres blanches, qui se réunissent à leur base.