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instant, il eut terminé ses emplettes, et, nouant dans son mouchoir une douzaine de mangues et de bananes, il retourna à la chauderie. Le père Joseph, à demi couché sur sa natte, le dos appuyé contre la muraille, dormait d’un sommeil agité. Le bruit que fit Déodat en entrant le réveilla en sursaut.

— Mon enfant, lui dit-il, le soleil est bien haut; tu as été longtemps dehors, et je craignais qu’il ne te fût arrivé quelque malheur.

— Je n’ai pas beaucoup tardé, répliqua Déodat avec humeur; le bazar est loin d’ici.

— Il y a eu du côté des pagodes, reprit le vieillard, un grand vacarme de gongs et de trompettes qui a troublé mon sommeil... N’as-tu pas eu la curiosité de voir quelque cérémonie païenne?

Padre, répondit le néophyte, je ne suis pas comme vous un étranger sur la terre de l’Inde; est-il étonnant que j’aie eu le désir de voir ces belles pagodes dont j’ai entendu parler si souvent?...

— Et tu as assisté aux cérémonies de ce culte abominable?

— De loin, dit Déodat.

— Mon fils, reprit le vieillard, viens ici, mets ta main dans la mienne. Il se passe en toi quelque chose qui m’inquiète... Tu t’ennuies peut-être de suivre un vieux prêtre malade, de partager sa pauvreté et son abandon? Je t’ai recueilli dans la forêt mourant de faim sur le sein de ta mère, à demi morte elle-même. Pendant dix-sept années, tu as fait ma joie et ma consolation... Encore un peu de patience, et je t’établirai dans quelque ville, à Pondichéry, si tu le désires; là, tu jouiras d’une existence indépendante et honorable...

Le père Joseph fut interrompu par l’arrivée du pourohita, qui franchissait le seuil de la porte. — Que demandez-vous? dit le vieillard.

— Toi-même, répliqua l’Hindou.

Déodat lâcha la main du vieux padre et se cacha dans un angle de l’appartement.

— Viens ici, Dévadatta, dit le pourohita, c’est de toi qu’il s’agit; puis, se tournant vers le missionnaire : Où as-tu volé cet enfant? demanda-t-il d’une voix menaçante.

— Je ne l’ai point volé, reprit le vieillard. La Providence, qui gouverne toutes choses en ce monde, ou, si tu l’aimes mieux, le Dieu suprême, qui prend soin de ses créatures, a jeté cet enfant dans mes bras... Sa mère, en proie à une fièvre délirante, ne pouvait plus ni le nourrir ni le porter... Je l’ai ramassé comme un fruit tombé de l’arbre!...

— Qu’est devenue sa mère?

— La pauvre femme était mourante quand je l’ai rencontrée, et j’ai vainement essayé de retrouver ses traces. Elle aura péri dans le djungle...