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divinités[1]? Ces invocations ne sont autre chose que la science résumée dans des formules; elles sont plus fortes que les dieux, puisque ceux-ci ne sont eux-mêmes que les puissances de la nature en qui tout se résume. Celui qui connaît les lois éternelles par lesquelles est régi l’univers ne se place-t-il pas au-dessus de la création elle-même? Il est donc véritablement dieu, puisqu’il occupe le premier rang dans cet univers destiné à se détruire et à renaître toujours! Ce sont là des secrets dont la connaissance se perpétue dans nos familles; aussi, tandis que les autres castes végètent au-dessous de nous dans l’ignorance et l’abjection, nous vivons dans une glorieuse indépendance, partageant avec les divinités symboliques de notre culte les adorations de la foule...

— Oui, répondit Déodat; mais vous ne connaissez pas la charité, qui nous fait aimer tous nos semblables comme des frères !

— Que dis-tu là? répliqua le pourohita. Nous enveloppons tout ce qui est créé dans une même affection. Nous nous abstenons de tuer les animaux; nous regardons comme un crime abominable de manger la chair de ces créatures animées ainsi que nous du souffle émané de la Divinité. Pour nous, la charité consiste à aimer la nature dans ses manifestations les plus éclatantes et à réjouir nos sens en cédant à nos instincts et à nos appétits... Pauvre ignorant! espères-tu donc retrouver dans une autre vie ces joies enivrantes, ces plaisirs enchanteurs sans lesquels tous nos jours ne seraient qu’une suite de souffrances et d’ennuis? Vois-tu passer là-bas ces jeunes filles qui dansaient tout à l’heure devant le palanquin de Dourgâ?... Elles appartiennent au temple, et tout ce que renferme le temple appartient aux brahmanes !...

Quel est l’adolescent qui n’a entendu des voix mystérieuses murmurer à son oreille des paroles semblables à celles que le pourohita prononçait en accompagnant Déodat? Celui-ci, peu habitué à ce langage hardi et mal préparé pour y répondre, baissait la tête et restait muet. Tout en parlant, le brahmane épiait l’effet que ses discours produisaient sur le néophyte. Enfin il reprit le chemin de la pagode, et fit signe à Déodat de continuer sa route. Celui-ci s’éloigna lentement, agité de pensées contraires. Les doctrines énoncées par le pourohita n’avaient pas produit une grande impression sur son esprit, mais elles avaient réveillé en lui les instincts orgueilleux de sa race et rempli son cœur d’aspirations inconnues. Il ressentait un vague ennui, un abattement profond, comme il arrive à celui qui voit s’évanouir sa plus chère espérance. Quand il traversa le bazar pour y prendre les provisions dont il avait besoin, il lui sembla que les marchands de fruits le prenaient en pitié. En un

  1. Devâdinâm Djagat sarvam, Mantrâdinam tâ Dévalâ, Tan Mantram Brâhmanâdinâm Brâhmanâ nama Dévatâ.