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par les laboureurs dont elles font la richesse ? Mais ces pauvres animaux, que ne tourmentent ni le sentiment de la vanité ni celui de la coquetterie, se montrent peu sensibles aux honneurs qu’on leur rend. L’œil hébété, la langue pendante, ils s’en vont au hasard, beuglant et galopant, embarrassés dans leur course par ces ornemens importuns qu’ils ont hâte de jeter au vent. Les idolâtres ont beau les honorer comme des divinités, se prosterner dans la poussière devant eux et regarder comme sacré tout ce qui sort de leur corps : ces honnêtes quadrupèdes ne se montrent ni plus fiers, ni moins gauches dans leurs allures.

Mêlé à la foule, Dévadatta suivait d’un œil moins attristé cette fête pastorale, naïve et décente à ses débuts : il caressait au passage les vaches effarouchées qui s’arrêtaient par instans, baissaient la tête et frappaient la terre de leurs pieds fourchus; mais bientôt de nouveaux cris se firent entendre : Aux champs, aux champs les vaches! C’était la folie qui succédait à la joie. Les vaches, conduites en troupe hors du village par toute la population rassemblée, furent poussées de droite et de gauche à travers la campagne. Un tapage assourdissant de gongs, de trompettes, de tambours de toute forme, ébranla les échos des collines, et les pauvres bêtes épouvantées se dispersèrent en désordre, foulant les récoltes, culbutant les clôtures des champs. Qu’elles s’en aillent paître où bon leur semble, qu’elles commettent toute sorte de dégâts dans les cultures; elles sont libres, personne n’osera les arrêter dans leur fuite. Puis, quand les vaches ont disparu, chassées à grand bruit par ceux-là mêmes qui se prosternaient devant elles quelques heures auparavant, les idoles sont retirées du sanctuaire et promenées solennellement sur leurs chars au son de cette même musique infernale qui a effrayé le bétail. Les danseuses du temple marchent en tête du cortège. Cette fois la folie fait place au délire, qui se trahit dans les poses effrontées de ces femmes, devenues le point de mire de tous les regards, car elles sont toujours choisies parmi les plus jeunes et les plus jolies. Tandis qu’elles édifient la foule par leurs chants voluptueux, on s’occupe de ramener les vaches à l’étable, puis l’idole est remisée, et la fête du pongol se termine au milieu des acclamations de ce peuple idolâtre, fatalement épris d’un culte qui n’omet jamais dans ses cérémonies de flatter la sensualité et d’exciter les passions.

Le lendemain, tout rentrait dans le calme, et les laboureurs al- laient reprendre leurs travaux interrompus depuis trois jours, lors- qu’une rumeur sinistre se répandit dans le village de Combaconam. Un grand crime, disait-on, avait été commis durant la nuit. Parmi les vaches décorées la veille avec tant de soin, puis lancées dans la campagne, il en manquait une, et la bête sacrée avait été tuée par