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les chrétiens de Tirivelly! Les brahmanes, prenant parti pour l’animal objet de leur vénération, jetèrent des cris de détresse, la population s’assembla tumultueusement. Il fut résolu que, pour venger les dieux outragés par le meurtre d’une vache, on marcherait contre les chrétiens auteurs de cet odieux sacrilège. L’indignation était à son comble; une animation extraordinaire régnait dans le village et dans les environs. Dévadatta ne put s’empêcher de sourire d’abord à la vue de cette colère subite qui changeait en furieux les paisibles habitans de Combaconam au lendemain de la joyeuse fête du pongol; mais il ne tarda point à se convaincre que la foule, excitée par les brahmanes, pourrait bien se porter aux dernières extrémités. Cette pensée l’effraya, et il sortit spontanément de la neutralité dans laquelle il trouvait plus facile de se tenir renfermé. Pour qui allait-il prendre parti dans cette lutte du plus fort contre le plus faible?

La population exaspérée se disposait à se mettre en marche pour aller châtier les chrétiens, lorsque Dévadatta s’avança hardiment : — Êtes-vous sûrs que les gens de Tirivelly ont commis le crime dont vous les accusez? demanda-t-il. De sauvages clameurs lui répondirent, et il comprit tout de suite qu’il était impossible d’arrêter ce peuple excité par ses brahmanes et avide de vengeance. Faisant alors un geste solennel : — Eh bien! dit-il, suivez-moi... Dévadatta était jeune, alerte; d’un pas rapide il s’avance seul en avant, poussé par le courageux désir non d’attaquer le premier, mais de sauver, s’il se peut, les gens de Tirivelly. Ne les connaît-il pas tous? ne les a-t-il pas longtemps nommés ses frères?... N’a-t-il pas appris au milieu d’eux que la vraie grandeur consiste à se dévouer pour le salut d’autrui?... Il ne se demande point si la foi qu’il a désertée s’est tout à coup ranimée dans son cœur, si ce n’est pas la charité qui le guide. Il vole vers ce village sans défense, qu’une horde aveugle dans sa haine veut envahir et saccager. Là est Nanny, la jeune fille qu’il n’a pu oublier, et devant laquelle il n’osait plus reparaître, et lui, qui, la veille encore, découragé, ennuyé du présent et redoutant l’avenir, flottait au gré de ses rêves attristés, le voilà plein d’énergie : il n’hésite plus. Du fond de sa conscience qui sommeillait, une voix s’est élevée qui lui crie : Déodat, tes frères t’appellent !

Les habitans de Tirivelly ne soupçonnaient rien de ce qui se tramait contre eux; ils n’avaient pas même repoussé les vaches errantes que le vacarme de la musique païenne avait chassées jusque sur leur territoire. C’était fête aussi chez eux ce jour-là, c’était la grande fête de la Noël, et, tous réunis dans l’église, ils la célébraient pieusement. L’office allait finir, lorsque Dévadatta, qui n’avait pas un seul instant ralenti sa course précipitée, parut devant la porte du