Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/616

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nople, soutint les efforts opiniâtres des Turcs contre la Russie, les détourna de traiter, quand s’assemblèrent, en août et octobre 1773, les congrès de Fokschani et de Bucharest, et parvint de la sorte à entretenir une guerre ardente qui força Catherine II à réunir vers le même objet toutes ses forces; elle dut renoncer absolument à toute prochaine entreprise contre la Suède dès que la révolte de Pugatchev vint s’ajouter pour elle aux difficultés extérieures.

Quant à Frédéric II, il n’avait pas fait tout d’abord de préparatifs militaires, parce qu’il comptait sans doute, pour s’emparer sans grand effort de la Poméranie suédoise, sur les occupations que donnerait à Gustave III la mauvaise volonté de l’impératrice de Russie. Il ne s’était pas soucié d’ailleurs de concerter une action commune avec Catherine, parce que, n’aspirant pour cette fois qu’à une province qui se trouvait sous sa main, il n’avait nulle raison de travailler à la conquête de la Finlande pour le plus grand profit des Russes. De profondes jalousies divisaient donc les adversaires de Gustave III, et c’est ce qui ne contribua pas médiocrement à son salut. Il y avait eu jusqu’alors, il est vrai, des liens étroits entre Frédéric II et Catherine; le roi de Prusse avait beaucoup fait pour s’assurer l’amitié de l’impératrice : « petits soins, éloges directs ou détournés, attentions fines et délicates, enthousiasme joué, condescendances, respects, déférences aveugles, tout avait été dirigé par le grand Frédéric, dit un diplomate contemporain[1], vers ce but en apparence unique. Je doute vraiment, ajoute-t-il, que l’homme le plus consommé dans le commerce des femmes ait jamais déployé tant d’art pour subjuguer une maîtresse coquette que n’en a montré le roi de Prusse pour triompher ici. » Tout cela n’empêchait pas que Frédéric II, lors du premier partage de la Pologne, trouvât désormais la frontière russe trop voisine de ses états, et Catherine de son côté, avertie par les prétentions du roi de Prusse sur la Courlande, le soupçonnait de vouloir reprendre pièce à pièce tout ce que l’ordre teutonique, dont il se disait le représentant, avait possédé en quelque temps et à quelque titre que ce fût. Ces divisions entre les ennemis de la Suède et les haines qu’enfantait déjà parmi eux le démembrement de la Pologne, la ferme attitude du jeune roi de Suède, les efforts du gouvernement français, les embarras suscités à la Russie du côté du Danube, l’égoïste indifférence enfin de Frédéric II, qui savait faire céder son amour-propre à sa politique, voilà ce qui sauva l’œuvre de Gustave III. Il n’est pas bien sûr que la France des dernières années de Louis XV, si épuisée, eût procuré

  1. Voyez Catherine II, sa Cour et la Russie en 1772, par Sabathier de Castres, Berlin 1862.