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dits, il idéalisa sous la figure de Moïse le rôle du pontificat littéraire et poétique, tel qu’il le concevait avec ses prérogatives et ses sacrifices. Dans ce poème dédié à Victor Hugo, Moïse, conversant avec Dieu face à face sur la montagne, se plaignait de sa charge terrible de conducteur de nation et de sa grandeur solitaire, et il n’était pas malaisé de deviner le personnage agrandi du poète sous le masque du prophète.

Sitôt que votre souffle a rempli le berger,
Les hommes se sont dit : Il nous est étranger,
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas! d’y voir plus que mon âme.
J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir,
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M’enveloppant alors de la colonne noire,
J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire.
Et j’ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent?
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant.
Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche.
L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche;
Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,
Et quand j’ouvre les bras on tombe à mes genoux.
Seigneur! j’ai vécu puissant et solitaire.
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre!

Le bon sens dira ce qu’il voudra de cette prétention ambitieuse, en supposant que l’interprétation que je donne soit juste; il trouvera que c’est étrangement s’octroyer les droits et privilèges d’oint du Seigneur, et se faire à soi-même avec un suprême dédain les honneurs de la terre; cela conduira plus tard M. de Vigny à sa théorie exagérée du poète, et finalement à cet Exegi monumentum des Destinées : je sais les abus qu’on a vus sortir et qu’a trop tôt engendrés cette doctrine superbe tant de l’omnipotence que de l’isolement du génie; mais ici, dans ce poème de Moïse, l’idée ne paraissait qu’enveloppée, revêtue du plus beau voile; l’inspiration se déployait grande et haute; elle restait dans son lointain hébraïque et comme suspendue à l’état de nuage sacré. Moïse, après tout, n’exprimait dans sa généralité que « cette mélancolie de la toute-puissance, comme l’a très bien définie M. Magnin, cette tristesse d’une supériorité surhumaine qui isole, ce pesant dégoût du génie, du commandement, de la gloire, de toutes ces choses qui font du poète, du guerrier, du législateur un être gigantesque et solitaire, un paria de la grandeur. » L’arrière-pensée littéraire et personnelle, si elle y était déjà, perçait à peine et n’est sortie qu’après.

Dans Dolorida, dans cette scène à l’espagnole d’une épouse amante qui se venge et qui verse à son infidèle un poison sûr dont elle s’est réservé le reste pour elle-même, la forme si dramatique