Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/875

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plète de la société romaine; mais, par cela même qu’il est le défenseur et l’ardent avocat du christianisme naissant, il s’est fait l’accusateur injuste de la philosophie profane. Afin de mieux prouver que la foi chrétienne était nécessaire pour renouveler le monde, ce que nous sommes loin de contester, M. de Champagny a déprécié plus qu’il n’est permis les choses et les hommes de l’antiquité. Comme si l’étonnante pureté de Marc-Aurèle était un embarras pour cette thèse historique, l’auteur semble avoir cru prudent d’ôter à l’empereur et au sage le prestige dont l’avait entouré l’admiration unanime de la postérité. Sans doute ce n’est pas de propos déli-béré que M. de Champagny dépouille un grand homme de ses qualités, il a fait de lui çà et là une peinture où manque peut-être la chaleur, non la vérité; mais, après avoir rendu à Marc-Aurèle des hommages décens qui lui coûtent d’autant moins que ces vertus qu’il admire lui paraissent inspirées par le christianisme, il rabaisse son caractère ou ses idées insensiblement, sans trop s’en apercevoir lui-même. Marc-Aurèle n’est plus à ses yeux qu’un écolier bien élevé, un prince d’une incurable faiblesse, qui ne connaît pas les hommes, dont l’esprit n’est pas droit, ni la volonté ferme; on parle ironiquement de sa piété, on conclut enfin que par son aveuglement et sa débonnaireté c’est lui qui perdit l’empire romain. Le lecteur est tout surpris de rencontrer même des mots déplaisans, d’une dureté choquante, les mots d’hypocrisie et de sottise. De restrictions en restrictions, de retouche en retouche, l’image de Marc-Aurèle, par un procédé connu en peinture, devient presque risible. Dans ses jugemens successifs, M. de Champagny passe de la sympathie à la courtoisie, de la courtoisie à la sévérité, de là même à l’injustice, pour finir par l’inexactitude. Après avoir lu ce livre, notre premier mouvement a été de vouloir le réfuter et de rétablir les faits méconnus; mais comme une discussion de détail dépasserait le cadre qui convient à cette étude, pour soulager du moins notre peine, nous nous sommes plongé, sans plus nous occuper de l’histoire de M. de Champagny, dans la lecture des Pensées, qui partout respirent le pardon des offenses, et nous esquissons rapidement le portrait de Marc-Aurèle pour faire du moins une légère réparation au plus noble des hommes.


I.

Il faut s’arrêter devant cette âme si haute et si pure pour contempler dans son dernier et dans son plus doux éclat la vertu antique, pour voir à quelle délicatesse morale ont abouti les doctrines profanes, comment elles se sont dépouillées de leur orgueil et quelle