Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/883

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quand tu as de la peine à te lever, dis-toi aussitôt : Je m’éveille pour faire l’ouvrage d’un homme... Ai-je donc été mis dans le monde pour me tenir bien chaudement sous mes couvertures? — Mais cela fait plus de plaisir. — Tu es donc né pour le plaisir?... C’est que tu ne t’aimes pas toi-même, autrement tu aimerais ta nature et la fonction qu’elle t’a donnée... Vois les artisans qui oublient le manger et le dormir pour le progrès de leur art... L’intérêt public te paraît-il donc plus vil et moins digne de tes soins? » Dans ce dialogue, que j’abrège, où Marc-Aurèle s’accuse, se répond, s’accable, on voit comment le souverain fait taire le rêveur qu’il porte en lui, et à l’aide de quelle noble dialectique intérieure il s’arrache le matin plus encore aux douceurs de la méditation oisive qu’à celles de la paresse. On rencontre ainsi dans le manuel plus d’un précepte de conduite qui s’adresse au prince et non au philosophe, et dont la simplicité peut paraître surprenante à ceux qui savent ce qu’était un empereur romain. Un jour qu’il avait sans doute quelque tentation de faire un acte arbitraire, il écrivait sur ses tablettes en forgeant pour son usage une sorte de barbarisme admirable qui exprime son horreur de la tyrannie : «Prends garde de césariser. » S’il faut aux hommes un chef comme au monde un maître, au troupeau un conducteur, ce chef n’est pas au-dessus des lois : « Ta vie séparée du corps de la société serait une vie factieuse. » En tout temps, en tout pays, ce sont les gouvernés qui cherchent à circonscrire, à limiter l’autorité souveraine, qui rappellent que le pouvoir absolu doit être éclairé par des conseils, retenu par la critique, et quand il se prononce dans le monde des paroles contre l’infaillibilité royale, elles ne sortent pas de la bouche des rois. Ici c’est l’empereur qui se donne ces leçons à lui-même, qui s’engage à se laisser redresser, à changer de pensée, pourvu que le changement ait pour motif une raison de justice. Les conseillers ne sont pas pour lui des importuns qu’il subit, mais des soutiens dont il a besoin : « Ne rougis pas du secours d’autrui; ton dessein, n’est-ce pas, c’est de faire ton devoir, comme un soldat qui monte sur la brèche? Eh bien! que ferais-tu, si, blessé à la jambe, tu ne pouvais monter seul sur le rempart et si tu le pouvais aidé par un autre? » Marc-Aurèle, pour mieux remplir son devoir, non-seulement veut aller au-devant des conseils amis, mais son équitable raison prête même des motifs honorables aux ennemis de son gouvernement, et s’explique noblement les protestations et les murmures : « Si les matelots injuriaient le pilote, et les malades leur médecin, ne serait-ce pas pour leur faire chercher un moyen de sauver, celui-ci ses passagers, celui-là ses malades? » Sa magnanimité va plus loin encore, et, tout empereur qu’il est, il entre en communion de sentimens avec les grands citoyens considérés