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comme les martyrs du patriotisme et de la liberté, avec les victimes de cette puissance suprême dont il est lui-même revêtu, mais dont il a résolu de faire un meilleur usage que ses prédécesseurs. Dans le secret de sa conscience royale, il se félicite d’avoir pénétré dans l’âme de Thraséas, d’IIelvidius, de Caton, de Dion, de Brutus; c’est à l’école de ces hommes qu’il a conçu l’idée « d’un état libre où la règle c’est l’égalité naturelle de tous les citoyens, et l’égalité de leurs droits, d’une royauté qui place avant tous les devoirs le respect de la liberté. » Spectacle singulier, unique, que celui d’un prince qui, dans l’immensité de son pouvoir incirconscrit, se surveille, se limite, se jalouse, et, si l’on peut ainsi parler, est à lui-même un Thraséas !

Si Marc-Aurèle avait laissé dépérir l’autorité entre ses mains, s’il avait été une de ces âmes débiles et fastueuses, comme on en rencontre dans l’histoire, qui étalent de beaux principes pour couvrir l’incertitude de leurs vues pratiques et la langueur de leur action souveraine, qui désarment le pouvoir pour se le faire pardonner, et trahissent leur devoir ou par détachement philosophique, ou pour flatter l’opinion, ou pour se faire honneur de concessions spécieuses; s’il avait été un utopiste, on pourrait n’avoir qu’une médiocre estime pour ses professions politiques si hautes et si désintéressées; mais peu de monarques ont été plus que lui aux prises avec les terribles réalités du pouvoir, personne n’a rencontré plus d’occasions d’éprouver la valeur de ces grandes pensées. Sans parler de toutes les catastrophes qui ont affligé son règne, — pestes, disettes, débordemens de fleuves, tremblemens de terre, malheurs extraordinaires qu’il fallait combattre ou réparer, — il a vu l’empire près de lui échapper, les révoltes de ses généraux,» un prétendant à la tête d’une formidable armée, pendant que lui-même, loin de Rome, repoussait les Barbares au-delà du Danube. Pendant un règne de dix-neuf ans, il fut obligé d’étendre de tous côtés sa main bienfaisante ou armée, envoyant des ordres précis, dirigeant le monde sans trouble, repoussant le mal, la rébellion, même sans esprit de vengeance, et de plus en plus affermi dans les maximes où il trouvait sa force et sa sécurité. Il est si loin d’être un utopiste qu’il prend en pitié « ces pauvres politiques qui prétendent traiter les affaires selon les maximes de la philosophie; ce sont de vrais enfans... N’espère pas qu’il y ait jamais une république de Platon; contente-toi de faire avancer quelque peu les choses, et ne regarde pas comme sans importance le moindre progrès. » Ainsi fait-il toujours, adoucissant les lois, réformant les mœurs d’une manière insensible, accommodant aux coutumes de son temps non-seulement sa politique, mais sa conduite personnelle, et portant la condescendance jusqu’à