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que l’éloquence stoïque n’avait pas encore rencontrés, et dont la simplicité veut être sentie et non louée.

C’est assurément une infirmité littéraire de notre sujet qu’on ne puisse parler de Marc-Aurèle sans avoir l’air de faire un panégyrique de saint. À notre époque surtout, où les grands hommes ne paraissent plus intéressans que par leurs faiblesses, et où le goût public ne supporte plus un éloge continu, ce n’est pas une entreprise sans difficulté et sans péril que la peinture d’un homme à peu près irréprochable, dont la raison fut si calme et la vertu si unie. Ce serait pourtant une injustice de n’en pas dire assez par la crainte d’en dire trop. Laissons-nous donc aller sans fausse honte aux sentimens que nous inspire ce beau livre, et achevons de faire connaître sans louanges une âme qui n’en a jamais demandé à personne.

Bossuet, traçant les règles de la vie chrétienne, s’écrie en plus d’un endroit : « Commençons à nous détacher des sens et à vivre selon cette partie divine et immortelle qui est en nous... Laissons périr tout l’homme extérieur, la vie des sens, la vie du plaisir, la vie de l’honneur. » Bossuet, sans le savoir, mais avec une exactitude littérale, fait le portrait de Marc-Aurèle, qui, s’entretenant sans cesse avec cette partie divine qui est en lui, a fermé son âme à la vie des sens, à la vie de l’honneur. La renommée, les acclamations populaires, la gloire même et le jugement de la postérité n’inspirent que des paroles de dédain à ce souverain si détaché du monde et si profondément entré dans la contemplation des vérités éternelles. On est tenté à chaque instant d’employer des expressions chrétiennes pour peindre ce pur et haut état d’esprit, et la langue de la philosophie antique ne suffit plus. Tout en remplissant toujours avec une ferme attention sa magistrature souveraine, Marc-Aurèle ne rêve que la vie cachée en Dieu, sans plus s’occuper des jugemens humains. Aussi ne peut-on pas lui reprocher, comme à d’autres philosophes, de n’avoir travaillé que pour la gloire et d’avoir sans cesse repoli ses vertus pour les faire briller aux yeux du monde. Toutes les apostrophes et les railleries adressées par les chrétiens au pharisaïsme stoïque n’atteignent pas Marc-Aurèle, et le fougueux Bossuet, dans ses emportemens contre Sénèque et l’orgueil de la sagesse stoïcienne, est trop juste ou trop prudent pour rien hasarder contre lui. Sans doute l’empereur a dû beaucoup aimer la gloire, et il eût été indigne de régner, si son âme avait été indifférente à un beau nom; mais, après en avoir goûté les douceurs, il en a été désabusé quand il connut quelque chose de meilleur. Il a repoussé cette passion après toutes les autres, cette passion, selon le mot de Tacite, qui est la dernière dont se dépouille le sage.