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« As-tu donc oublié, ô homme, écrit Marc-Aurèle, ce que c’est que la gloire ? Pour moi, j’en suis revenu. » Ne croyez pas qu’il va déclamer contre elle et répéter les sentences convenues de l’école. Non, il est sur ce point en lutte avec lui-même; il se reproche d’être encore sensible à l’approbation et au blâme, et prouve ainsi sa sincérité. Quand il se sent tenté par la gloire, il se rappelle aussitôt combien les hommes sont vains dans leurs jugemens, injustes, inconséquens. « Quoi ! c’est dans les âmes des autres que tu places ta félicité!... Tu veux être loué par un homme qui trois fois par heure se maudit lui-même!... Pénètre au fond de leurs âmes, et tu verras quels juges tu crains... Il ne faut que quelques jours, et ceux-là te regarderont comme un dieu qui te regardent aujourd’hui comme une bête farouche. » Ici ce ne sont encore que des paroles de prince, de souverain qu’émeuvent sans doute certains murmures populaires contre un édit nouveau, et qui s’exhorte à ne pas se départir de ses bienfaisantes maximes, fussent-elles odieuses au peuple, qui ne les comprend pas. Il le dit du reste lui-même avec une fermeté pleine de grâce : « Ils te maudissent; qu’y a-t-il là qui empêche ton âme de rester pure, sage, juste? C’est comme si quelqu’un s’avisait de dire des injures à une source limpide et douce; elle ne cesserait pas pour cela de verser un breuvage salutaire. Et quand il y jetterait du fumier, elle aurait bientôt fait de le dissiper, de le laver: jamais elle n’en serait souillée. » Il a fini par se mettre si fort au-dessus des jugemens contemporains qu’il répète avec une satisfaction visible ce mot célèbre d’Antisthènes : « C’est chose royale, quand on a fait le bien, d’entendre dire du mal de soi. » On pourrait croire que ce ne sont là que les fières paroles d’un politique qui méprise le peuple encore plus que la renommée, si on ne le voyait si souvent mettre sous ses pieds toute espèce de gloire humaine avec le détachement d’un homme à qui Dieu suffit.

Pour échapper à des tentations qui sans doute le sollicitent encore, Marc-Aurèle se fait comme un pieux devoir de promener son esprit sur toutes les idées qui peuvent le désenchanter de la gloire. Il aime à se répéter que petite est la renommée même la plus durable, que tout passe en un jour, et le panégyrique et l’objet célébré, que ce qui survient efface bientôt ce qui a précédé, que toutes choses s’évanouissent, et il s’écrie enfin : « Après tout, que serait-ce que l’immortalité même de notre mémoire? Une vanité. » Lui, l’empereur guerrier, victorieux, qui s’est consumé dans de longues et périlleuses expéditions, lui qui devait tenir, à ce qu’il semble, plus que tout autre à sa renommée militaire, puisqu’il la payait de sa santé, de sa vie, de son repos philosophique, il se prend en pitié, et c’est en pensant peut-être à ses victoires remportées sur les Bar-