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nom. Les paysans devinrent alors libres de droit, sujets immédiats de l’état, citoyens égaux à tous les autres. Que ces dispositions légales aient reçu une exécution complète, c’est ce que nous ne voudrions pas affirmer en présence de la domination qui a succédé en 1815 à la domination française; mais telle est la loi qui régit depuis plus de cinquante ans le royaume de Pologne. Les paysans polonais sont libres en droit depuis 1807, le code français n’a jamais été aboli. Le mot d’émancipation était vrai il y a trois ans pour les paysans russes, il ne l’est pas aujourd’hui pour les paysans polonais. Les mots de nobles et de seigneurs, qu’on emploie encore pour désigner les propriétaires, ne sont pas plus applicables; il n’y a plus de nobles d’après la loi, et par le fait un quart au moins des propriétés est passé depuis cinquante ans entre les mains de non-nobles d’origine.

Il s’était fait avec le temps entre les anciennes habitudes nationales et les prescriptions du code français un mélange assez bizarre sans doute, mais qui valait mieux que la servitude russe. Les paysans rendus personnellement libres avaient pu traiter avec les propriétaires et passer des baux. Dans ces contrées exclusivement agricoles, l’argent étant très rare, les prestations en nature ou en travail se présentaient comme le moyen le plus naturel pour le paiement des fermages. L’équivalent de la corvée s’est donc maintenu dans une partie considérable du pays; ce n’était plus la corvée proprement dite en ce sens que ce n’était pas une charge légale, mais une convention. Le véritable mot pour la désigner n’est pas celui de corvée, mais celui de faisance, encore usité chez nous. Malgré ce changement au fond, toutes les formes de l’ancien régime subsistaient. Les rapports entre les propriétaires et les cultivateurs n’étaient ni clairs ni bien définis. Comme la corvée ne s’accordait pas avec le code, on se contentait, pour l’établir, de conventions verbales ou même tacites, tant il est difficile de substituer brusquement un régime social à un autre. Nous avons en France quelque chose d’analogue dans le métayage, dont les formes ne sont pas réglées par la loi, et qui se prête à une grande variété de combinaisons, même à des prestations en travail. Il faut bien que cette organisation rurale n’eût pas de grands inconvéniens pratiques, puisque la valeur des terres a triplé dans le royaume de Pologne de 1815 à 1860, et que la condition de toutes les classes s’est améliorée en proportion. Il aurait été difficile et même dangereux pour l’agriculture de faire immédiatement de tous les paysans de petits propriétaires. La condition de censitaires leur convenait beaucoup mieux, et à un cens en argent ils préféraient eux-mêmes la prestation en travail.