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hommes de mérite que j’ai connus. Je me sens porté à un pardon presque envers tout, excepté envers ce crime... Ma colère contre vous est de voir vos entrailles muettes à l’encontre de semblables méfaits. Il vous manque, chère amie, la sainte colère. Dieu n’a pas dit la sainte haine, cela était impossible, mais la sainte, l’adorable colère du juste contre l’envie persécutrice et tous les bas endroits du cœur humain... » Ainsi la colère sainte du juste contre l’envie étroite et persécutrice, l’équité tolérante pour le travail multiple des âmes, l’amour de la liberté pour tous, c’est là l’essence et le fond de cette nature, qui peut avoir ses inconséquences et ses fluctuations, mais qui se maintient par le sentiment de l’honneur, par le ressort du caractère, et reste instinctivement libérale.

C’est le sévère attrait de cette correspondance singulière nouée entre deux personnes en apparence si peu faites pour s’entendre et où l’instinct persistant s’échappe à chaque page. Qu’on veuille persuader à Lacordaire que la religion est universelle, qu’elle peut vivre sous tous les régimes et avec tous les pouvoirs : — Oui, sans doute, dira-t-il dès 1846, la religion peut vivre sous tous les régimes; « mais il y a un régime qui lui est tout naturel... Quand je jette les yeux sur l’histoire, je suis frappé d’une chose que je veux vous dire, c’est que partout où le despotisme civil a fermement prévalu, le christianisme véritable s’est à peu près éteint... On dira que la liberté de la foi peut exister sans la liberté civile et politique; quelques jours peut-être, mais longtemps, y en a-t-il des exemples? La servitude civile et politique ronge les âmes, elle les affaiblit jusque dans l’ordre religieux, elle donne le vertige de l’idolâtrie à Bossuet lui-même. Il se forme un épiscopat lâche et adorateur du pouvoir qui transmet au reste du clergé une timidité mêlée d’ambition, double poison d’où sort la bassesse et bientôt l’apostasie... » Qu’il jette d’un autre côté son regard sur l’Europe absolutiste, et il laisse échapper dans une lettre ces accens de tribun qui n’ont pas perdu leur à-propos : « Les maux de notre liberté présente sont grands; mais en voyant les crimes publics du pouvoir là où il s’est conservé intact, on comprend que le genre humain s’en soit retiré par un mouvement d’irréconciliable horreur. Aujourd’hui l’autocratie en est à son 1793; son cœur, si l’on peut dire qu’elle en a un, s’est mis à nu devant la terre entière, et si épouvantable que soit cette révélation, elle est une promesse et une récompense pour les générations affranchies de tels monstres... » J’imagine que Mme Swetchine, en mère de l’église prudente, devait quelque peu frémir de ces impétueuses saillies d’esprit chrétien, et que dans son affectueuse admiration pour l’homme elle eût voulu retenir le vol de cette indignation.

Mais l’Italie, direz-vous, cette Italie que Lacordaire vit à l’aube