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nagés et choyés, quand viendra le tombereau chargé de pierres du paysan, ou les sacs du meunier; quand viendront la vieillesse, les plaies, les coups, le jour où les jambes manquent et où, relevé de dessous le brancard, il n’y a plus qu’une étape à faire, celle qui mène à l’abattoir! — Sur combien de choses injustes et féroces nous fermons les yeux! A combien de cruautés la coutume, et aussi, hélas! la nécessité encore implacable, nous habituent! Ces pauvres êtres qui pensent cependant! ne croyez pas que ce soient des machines qui se meuvent, et qui remuent mécaniquement quatre jambes pour avancer n’importe dans quelle direction et arriver à n’importe quel gîte. Ces machines voient et observent, elles savent où elles sont et où elles vont. Ce pays que vous traversez et dont vous savez le nom, votre cheval le connaît mieux que vous. Il a des lassitudes morales à l’approche d’une rude montée dont il se souvient bien, des gaîtés soudaines et des gonflemens de naseaux expressifs au revers d’une colline d’où il découvre au loin un gîte connu. Il hennit à un clocher qu’il voit et que vous distinguez à peine à l’horizon. Il reconnaît dans une forêt, dans une rangée d’arbres monotones, l’arbre qui lui a donné une seule fois l’ombre et le repos. Il connaît si bien la figure, la couleur et la forme des choses et des êtres, qu’il retrouve son compagnon au milieu de mille autres. Rétif à certain cavalier maladroit et gênant, il le reconnaît avant d’être enfourché et s’efforce de lui échapper. A quoi le reconnaît-il? A son habit, à son chapeau? Non, à ses traits. Un de mes amis, mauvais écuyer, était toujours haï de sa monture, docile d’ailleurs. Il prit les habits de son domestique. L’animal ne fut pas trompé. Le maître avait gardé ses lunettes; on lui en fit l’observation : il mit les lunettes sur le nez de son domestique, et revint avec lui. Le cheval n’avait pas vu l’échange; mais il accueillit bien le domestique déguisé en maître, et résista au maître déguisé en valet.

Il y a des gens qui croient encore que les chiens ne connaissent les personnes que par l’odorat. Certes l’odorat joue un grand rôle dans la perspicacité cynégétique du chien; mais sa vue, sa faculté d’observation, sa mémoire et son sentiment le servent aussi bien que ses narines.

Le cheval, le bœuf, le chien pleurent. Ils ont des larmes de désespoir comme le cerf aux abois, mais ils ont aussi des pleurs de douleur et de tendresse. Mon frère a vu un cheval écraser par mégarde le pied de l’homme qui le soignait, et en le voyant s’évanouir, se pencher vers lui, le lécher et le couvrir de larmes. Le mot d’instinct, qui ne signifie absolument rien, m’a toujours indigné. Si l’animal n’est pas perfectible comme nous, c’est qu’il n’a pas besoin de l’être. Pour satisfaire ses passions, ses affections et ses besoins, il sait tout ce que nous savons, et plus encore, car un sens mysté-